le cinéma comme mise en scène libératrice de soi-même
A un premier plan dʼeau de mer dʼun rouge clair succède une femme en tailleur, en pleine méditation bouddhiste, entourée de bougies. Elle devient floue et laisse place à un homme nu qui sort dʼune caverne pour rejoindre une vieille femme habillée de noir. Celle-ci jette sur le feu un liquide qui en attise étrangement les flammes cependant que lʼimage se dédouble et quʼapparaît en surimpression une étendue dʼeau marine, celle-là même que lʼon a vue dans le premier plan qui se met à changer à plusieurs reprises de couleur. Lʼhomme médite aux côtés de la vieille femme. On peut penser que la jeune femme rêve ou se souvient des plans qui suivent, assurant ainsi le lien entre lʼimage de la mer et celle de ces êtres humains. Lʼidée dʼimages mentales est suggérée par le procédé de la surimpression mais aussi par le halo permanent qui entoure la séquence et qui va perdurer par intermittence tout au long du film. Ce motif circulaire évoque la boule de cristal comme la vieille femme près du feu fait penser à une sorcière. Serait-ce une vision alchimique du cinéma que nous présente Clémenti ? Une thématique des associations des contraires renforce cette idée : la femme en position de méditation est remplacée par lʼhomme dans la même situation ; celui-ci est nu au contraire de la jeune femme et surtout de la vieille femme vêtue de noir à ses côtés ; les flammes du feu dans lʼimage principale sʼopposent à lʼeau de la mer en surimpression. Puis, pendant un plan très court, un homme vu de dos porte une femme. Ils sont tous les deux nus. Lʼimage ne semble pas se raccorder avec le reste tant par la thématique que par sa brièveté. Serait-ce un fragment du rêve de lʼhomme près du feu cette fois-ci ? Une femme occidentale se trouve devant la représentation peinte dʼune orientale. La première tricote. Le cinéma apparaît comme un art du montage et en particulier celui de tisser les contraires entre les plans quʼils soient dans une même image (premier, deuxième plan…), entre deux plans différents ou entre des images superposées en surimpression. Le cinéma peut tout relier. Cʼest un melting pot de registres dʼimages hétérogènes. Une vision du cinéma de tous les possibles vient ainsi surenchérir sur celle dʼune mystique ésotérique de lʼimage.
Un homme presque nu puisque habillé uniquement de pellicule cinématographique se surimpressionne à un homme habillé qui se promène dans les bois en costume dʼépoque : lʼun serait-il le double de lʼautre ? Clémenti est connu dʼabord en tant quʼacteur et non comme réalisateur. En se dédoublant, nous présente-t-il une incarnation du cinéma qui serait celle dʼun réalisateur libre, dʼ« un bon sauvage cinématographique » survivant à lʼacteur grimé qui sʼeffondre apparemment sous des balles factices ?
Un visage se fragmente par plans très rapprochés puis se surimpressionne sur lui-même. Nous sommes dans une représentation magique du cinéma. Lʼimage tend à désincarner le réel. Ainsi un homme brûle. Le feu lʼenveloppe mais il ne se trouve pas sur la même image. Un feu dissimule par intermittence le soleil comme sʼil le brûlait : le cinéma serait vu comme une tentative de brûler la réalité ou du moins de créer un univers de tous les possibles pour aller vers lʼimaginaire. Une main en surimpression tente dʼentrer en contact avec un visage, geste impossible mais qui pourra sʼaccomplir lorsque la main reviendra dans la même image que le visage. Cette alternance ludique entre contacts impossibles puis possibles nous dit bien que le cinéma libère de toutes les contraintes mimétiaques.
Plus loin, une paume de main se déplie tandis que les mots « lignes de vie, pouvoir, révolution, imagination » sʼy inscrivent en succession. Cʼest une ode à un cinéma du tactile, de lʼétreinte. Simple manifeste, lecture des lignes dʼune main-caméra : la vie et le cinéma sʼentremêlent pour montrer une vie rêvée. Puis loin Clémenti inscrit ces deux phrases : la main peut assembler, peut écrire : le texte et lʼimage sʼassocient pour ouvrir une réflexion sur le montage.
Des images quasi documentaires qui paraissent évoquer la vie de famille du réalisateur sont dispersées dans le film. Le contact entre les corps alterne avec la vie quotidienne. Mais le home movie se complique puisque le film se voile dʼune surimpression quasi- permanente. Celle-ci altère lʼintimité de la vie quotidienne pour la faire basculer dans la fiction. Le quotidien est sublimé par la caméra. Là encore un dédoublement sʼopère : la famille idéalisée avec femme et enfant laisse entrevoir une famille de cinéastes avec en tête de liste Etienne OʼLeary. Le cinéma a ainsi sa vie propre et son propre arbre généalogique.
Après la mythologie indienne le profane alterne ou cherche des ressemblances à travers la superposition dʼimages, avec les symboles de la religion chrétienne. Le païen recherche le sacré, une image représentant le Christ apparaît en surimpression sur un chanteur. La légende de la rock star aurait-elle pris la place de celle du Dieu des chrétiens comme image dʼEpinal ? Un Dieu moderne sʼest réincarné. De même, la vierge en surimpression nʼest plus entourée de cierges mais de bougies dʼanniversaire qui envoient des étincelles. Lʼanniversaire, fête profane par excellence, remplace celle des saints. Les oiseaux dans le ciel ne font que très lointainement penser à des colombes. Le profane recouvre le sacré. Un homme et une femme escaladant un bord de mer rocheux suggèrent plus un amour charnel que le jardin dʼEden, tout comme la jeune femme qui mange avec volupté une pomme…
Ce jeu des évocations se veut aussi ludique et jubilatoire. Le film bascule dans une ode hédoniste à la jouissance.
Des gens dansent, chantent, fument pour finir par basculer dans une transe proche dʼune messe vaudou. Un homme avec un archet se sert dʼun corps dʼune femme comme dʼun instrument de musique. La femme se met alors à porter un masque par intermittence. On pense à une version moderne de la photographie de Man Ray avec Kiki en contrebasse… Un homme recrache des araignées. Le rite vaudou exorcise-t-il de vieux démons cinématographiques ? Un autre personnage se couvre le visage de peinture rouge suggérant une blessure mortelle ; idée reprise par une femme qui repeint son corps nu dʼun lacis de peinture comme des entrailles idéalisées. Deux représentations différentes dʼune même mort à travers un rite mystérieux. Lʼhomme porte un masque sur la tête et un autre sur son sexe évoquant une vision de lʼesprit mais aussi une vision charnelle, une représentation érotique.
La magie nʼest quʼillusion comme la mise en scène. Le recours à lʼoccultisme nʼest que prétexte à la fête qui peut se poursuivre. La fête se poursuit : un homme chante : tout est spectacle. Même le chamanisme est tourné en dérision. Un homme en surimpression filme une femme dansant avec un drapeau. La boucle est bouclée : tout nʼest que représentation. Le souvenir, le rêve, le fantasme, la mystification et la mise en scène se mêlent, indissociables. Clémenti semble opérer une réflexion sur lʼimage : tout nʼest que pure représentation par le biais du recouvrement de la pellicule. Une jouissance de la transfiguration du réel par le biais de la pellicule ; tant du réel que du fictionnel. Ainsi les histoires (le cinéma comme vision occulte, le cinéma comme art du montage, le cinéma comme apologie dʼEros, le cinéma comme captation de la vie de famille, le cinéma comme mise en scène de sa vie et de sa mort…) se croisent et sʼenchevêtrent pour se répondre ou se contredire. La question sous-jacente de tout le film serait alors : comment représenter sa vie ? Cʼest à dire celle dʼun acteur adulé et celle dʼun homme dans son intimité, fou de cinéma ? Ce sont les vies infinies de Clémenti quʼil nous montre en images, celle dʼun acteur et dʼun réalisateur, dʼune star, dʼun père de famille et dʼun amant. Cʼest le film dʼun homme qui filme tout sans hiérarchie et sans censure. Le générique est symbolique : une fille en jupe tourne sur elle-même ; le cercle omniprésent dans le film est encore évoqué par la jupe qui ondule ; la vie comme le cinéma sont liés et forment une boucle infinie. Lʼun contamine lʼautre sans jamais savoir lequel prédomine. Tout se répond, se correspond et se fait écho, même les contraires : le film nʼest que pure anarchie sans début ni fin : une vision de lʼexistence dʼun artiste comédien et cinéaste : représenté et représentant du monde du cinéma. Le titre Visa de Censure signifierait que le contenu de son film serait ce que le cinéaste sʼautorise enfin à montrer.
Une représentation de la vie sans censure entre le réel et lʼimaginaire. Une gigantesque bouche qui arrive vers la fin du film est le symbole dʼun cinéma boulimique qui accepte toutes les images, des actualités à lʼintimité, en passant par le dessin animé, certains extraits des films où Clémenti a joué ou le film familiale. Il lʼécrit sur ses images « Paradise now » : sa relation au cinéma est une histoire dʼamour, naïve peut-être mais optimiste, comme on souhaiterait en revoir aujourdʼhui.
- Gabrielle Reiner