Apparu à vingt-deux ans sur la scène contre-culturelle française, le pionnier du cinéma underground hexagonal n’a plus donné signe de vie depuis 1968. Il vit toujours dans le no man’s land d’un hôpital psychiatrique canadien. Une lente résurrection de ses films est en cours depuis le début de la décennie qui devrait permettre au cinéma expérimental français de mieux consolider son histoire.
Fils d’un journaliste canadien, Étienne O’Leary (né en 1944) – parachuté on ne sait trop comment en France – n’a existé, culturellement, que durant deux ans : celles qui le virent donner naissance et devenir une icône du cinéma underground français. Ces faits, à priori incontournables, sont, toutefois, encore, en cours de légitimation.
État des lieux
Le cinéma expérimental a longtemps été, en France, un lieu de pures pratiques : des œuvres apparaissaient et disparaissaient sans que l’on songeât à les classer, à les historiciser, à les insérer dans une vraie culture en devenir. Face à l’ignorance des médias traditionnels, la “communauté” a mis du temps à produire ses propres textes via des revues spécialisées comme, aujourd’hui, étoilements ou bien par l’intermédiaire d’essayistes ou de critiques pratiquant l’entrance ou le noyautage d’organes de presse plus traditionnels. On trouve, sous la plume de François Thomas, un témoignage de ce déplorable état des lieux, dans l’ouvrage collectif Le Court métrage français de 1945 à 1968, de l’âge d’or aux contrebandiers : « Le court-métrage expérimental, dans la période qui nous occupe, est à peu près passé sous silence, ou dénigré par la cinéphilie. C’est ce que Dominique Noguez a appelé un cinéma expérimental fantôme. Les articles ne portent guère de discours global sur la tendance française, mais s’attachent plutôt aux rares programmes collectifs montrés en salles ou à des festivals internationaux (Bruxelles 1958, Knokke- le-Zoute, 1963, 1967). La vraie floraison de discours sur le cinéma expérimental date des années 1968 et suivantes (1). »
Le premier essai cherchant à dégager un sens, à isoler des tendances et des écoles au sein de ce cinéma, à le légitimer culturellement, se trouve dans le livre de Dominique Noguez, Trente ans de cinéma expérimental en France : 1950-1980, publié en 1982 (2) ; la dernière tentative, et la plus complète à ce jour, étant Jeune, dure et pure, une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France, ouvrage coordonné par Nicole Brenez et Christian Lebrat (3).
Grâce à son ami, le cinéaste, critique et écrivain Jean-Pierre Bouyxou, la trace des films d’Étienne O’Leary (quatre en tout) a été retrouvée en 2000 dans les archives de la Cinémathèque québécoise, et certains opus ont été présentés à la Cinémathèque française lors de la rétrospective “Jeune, dure et pure”, qui précéda d’un an la publication du catalogue homonyme, puis à Beaubourg en 2001 dans le cadre de la manifestation “Les années pop” et dans d’autres endroits. Mais une reconnaissance personnelle d’Étienne O’Leary peine à se dessiner. Ses deux derniers films, Homéo (1967) et Chromo Sud (1968), ont été montrés dans le cadre de l’hommage rendu à Pierre Clémenti (acteur dans ses films et proche ami) au mois d’octobre au Centre Pompidou.
Lorsque Étienne O’Leary commence à tourner, il n’existe pas, en France, de tradition ni de pratique de cinéma purement expérimental comme aujourd’hui, c’est-à-dire étant le fait d’individus qui ne sont ni plasticiens, ni issus de groupes avant-gardistes pluridisciplinaires. Jean-Pierre Bouyxou découvre un de ses films lors d’une projection chez un ami au milieu d’œuvres expérimentales américaines. Les amateurs de ce cinéma voyaient (à la Cinémathèque française ou à la Biennale de Paris) les dernières productions lettristes (une véritable avant-garde avec manifeste et programme), les courts-métrages de peintres réalisant des films (Robert Breer, Hy Hirch), les productions de Fluxus (mouvement transdisciplinaire, actif en France à partir de 1963, mais qui mélangeait happenings et films ; proche du mouvement, Jean-Jacques Lebel projettera les films d’O’Leary à diverses occasions), les débuts de l’art-vidéo, alors affaire de plasticiens (Martial Raysse, Peter Foldès). À partir de 1967, le Centre américain du boulevard Raspail, le Festival Sigma de Bordeaux, le Festival d’Hyères projetteront ces films d’artistes et de cinéastes comme Clémenti et O’Leary.
Lorsqu’il débute, O’Leary ignore, en grande partie, les films de Mekas et autres, encore peu projetés en France. Il rencontre néanmoins l’acteur beat (souvent présent chez Warhol) Taylor Mead, venu tourner European Diary (1966) en Angleterre, en France et en Italie : certainement le premier film de cut-up visuel que le jeune Canadien ait vu (Mekas montera Diaries, notes and sketches plus tard, tournant jusqu’au milieu des années 1960 des longs métrages à contenu contestataire comme The Brig). Mead et O’Leary deviendront amis, et ce dernier composera la musique d’European Diary en 1967.
La première grande rétrospective de films underground américains a lieu, entre septembre et novembre 1967, à la Cinémathèque française sous le titre “Avant-garde pop et beatnik” ; rien ne prouve qu’O’Leary s’y soit rendu. De toute manière, il avait déjà fini ses deux premiers films.
Il achète une petite caméra Beaulieu 16 mm à remontoir mécanique et commence à tourner. La seule tradition dont il peut alors se prévaloir (comme Joseph Morder quelque temps plus tard) est celle du cinéma d’amateur, alors assez vivace. Si, dans Day Tripper (1966) et Homéo, le cinéaste cherche encore une forme, en montant plus ou moins adroitement dans sa caméra des éléments de ce qui relève d’un journal filmé, il a déjà trouvé son style et sa posture d’artiste dans Chromo Sud (l’écriture est fluide, il produit directement des unités visuelles organiquement parfaites; la métaphore visuelle est sublimée dans la caméra même). Éléments de sa vie intime, affiches pop, rues, micro documentaires sur l’amitié et le mouvement peace and love apparaissent dans une sorte d’évidence plastique sans failles, comme si le mélange d’images, de textures et de surimpressions formaient une seule unité expressive hautement poétique.
Héritages…
En voyant ses films, Pierre Clémenti est subjugué et tourne lui-même Visa de censure n°X en 1967. Le milieu de l’art s’intéresse à ces travaux. En 1968, la Galerie Givaudan organise une exposition où des films des cinéastes William Klein, Étienne O’Leary, Pierre Clémenti et des plasticiens Daniel Pommereulle, Jacques Monory, Martial Raysse sont montrés en guise de tableaux. Des rideaux noirs rendent l’espace sombre et des films et vidéos sont projetés à l’intérieur; des copies en 16 millimètres sont également proposées à la vente (4).
Le 12 octobre dernier à Beaubourg, lors d’une séance consacrée aux émissions radiophoniques de Pierre Clémenti, son ami André Almuró a précisé qu’il a acheté, en 1968, une copie de Visa de censure n°X et qu’il a été stupéfait de constater que Clémenti avait réussi à concrétiser, par le film, ce que lui avait réalisé grâce à la musique électro-acoustique dans le domaine sonore. Ceci le hante suffisamment pour qu’il devienne, à son tour, à la fin des années 1970, cinéaste expérimental. Jean-Pierre Bouyxou emprunte, en 1967, la caméra d’Étienne O’Leary et commence à tourner ce qui deviendra plus tard Satan bouche un coin (1968), un film-hommage autour du peintre fétichiste Pierre Molinier. On voit également certains plans de Molinier dans Chromo Sud, ce qui indique une grande complicité entre ces personnages.
Sortie de DVD (ceux de Clémenti), hommages muséaux, témoignages de contemporains tissent une toile encore informelle de ce que fut l’apport direct et indirect d’Étienne O’Leary au cinéma expérimental français, celui des cinéastes qui se regrouperont peu de temps après en coopératives. La plupart ignorent jusqu’à son existence même, se reconnaissant presque uniquement dans le cinéma expérimental américain. Pourtant O’Leary, Clémenti et quelques rares autres pionniers hexagonaux ont déjà préparé les sensibilités à recevoir ce métalangage visuel.
Ce texte ne propose que quelques pistes de réflexion; un travail de fond sur les films d’Étienne O’Leary pourra voir le jour quand ils circuleront à nouveau. Ici, on a simplement marqué les deux bornes qui voient l’apparition d’O’Leary dans le paysage contre-culturel français en 1966 et sa disparition après Mai 68 (des images de barricades figurent dans son dernier film Chromo Sud), comme s’il avait lui-même éveillé une époque avant de disparaître douloureusement. À coup sûr, après un tel silence, ses films ont beaucoup à nous apprendre.
- Raphaël Bassan
Sous la direction de Dominique Bluher et François Thomas, (Presses Universitaires de Rennes, 2005), page 357.
Texte repris dans «Éloge du cinéma expérimental» (Paris Expérimental, 1999), mais sans le dictionnaire des cinéastes.
Cinémathèque française/Mazzotta, 2001.
Le 2 avril 2001, dans le cadre de la manifestation ”Les Années pop”àBeaubourg,uneséanceintitulée,“Filmsàvendre : Galerie Claude Givaudan”, a bien documenté ce phénomène éphémère.