Step Across the Border de Nicolas Humbert et Werner Penzel

le noir et blanc comme écho plastique à la musique de Fred Frith (partie I) / par Gabrielle Reiner

Le festival qui s’est tenu à Prague, du 18 au 23 octobre 2007, s’interrogeait sur les rapports entre cinéma et musique. Intitulé M.O.F.F.O.M. (Music On Film Film On Music), il cherchait à souligner les interpénétrations entre ces deux domaines. Il montrait principalement des documentaires sur des musiciens (comme George Clinton : Tales of Dr Funkenstein (2007) de Don Letts), sur des groupes (tel que Monks : The Transatlantic Feedback (2006) de Dietmar Post et Lucia Palacios) ou des captations de concerts (comme Clash on Broadway (1982) de Don Letts) qui côtoyaient notamment un documentaire sur un fan de blues et grand collectionneur d’anciens vinyles (Desperate Man Blues (2003) d’Edward Gillan). Ces aspects traditionnels du documentaire musical n’empêchaient pas la présence plus originale d’un film muet avec orchestre (Ma mère (1929) de Kote Mikaberidze accompagné de l’ensemble Beth Custer) et même d’un documentaire d’Alexandre Sokurov : Élégie de la vie de Rostropovich Visnevskaya (2006) pour un spécial focus sur la Russie qui comportait entre autre un documentaire sur l’inventeur Therimin (Theremin : une odyssée électronique (1994) de Steven M. Martin) et l’histoire de l’instrument qui porte son nom… Bien que présents de manière mineure, des films expérimentaux ou d’animations étaient aussi programmés. L’effort, en général, était louable et soulignait le fait que la musique n’est pas seulement accompagnatrice ou illustratrice d’images en mouvement mais que ces deux domaines peuvent fonctionner en osmose et de manière non hiérarchique.

Évidemment, le rapport image-musique est le plus souvent traité de manière très basique comme dans la plupart des documentaires projetés lors du M.O.F.F.O.M. 2007, le film se contentant de «raconter» la vie d’artistes à coups d’extraits d’images d’archives et d’interviews de vieillards nostalgiques et de jeunes fans naïfs: si l’exercice de style est intéressant de manière informative l’enjeu reste maigre d’un point de vue purement cinématographique. Le festival recelait pourtant une surprise de taille en la personne d’un invité qui défendait ces idées par sa seule présence. Fred Frith avait droit à un hommage et le festival montra, à cette occasion, un ovni cinématographique : le film de Nicolas Humbert et de Werner Penzel, Step across the Border (1990) qui contournait la problématique musique-image documentaire de manière radicale. Le musicien présenta le film avec ces quelques propos à contre-courant: « je n’aurais jamais accepté de tourner ce film si les deux réalisateurs n’étaient pas venus me présenter une idée précise, celle de travailler sur l’idée d’improvisation. » (1)

Le début du film est sans image : il ne montre que de la pellicule vierge laissant la place entière à une musique au rythme syncopé.

Puis arrive un générique composé du titre du film Step across the Border qui est aussi celui du morceau interprété par Fred Frith et de mots et de dessins géométriques ou abstraits en rapport avec les paroles du morceau (2). Des noms de lieux défilent : New York, Yorkshire, London, Tokyo, Kyoto, St. Remy, Leipzig, Zurich. Ils sont inscrits à la main, en blanc, sur la pellicule noire et se succèdent de manière ludique. Ainsi, par exemple, le « To » de Tokyo s’efface pour venir à la droite du « Kyo » restant et former ainsi la nouvelle ville de Kyoto. De même le « L » de la syllabe « Lon » devient un « D » par intermittence. Le spectateur, devenu lecteur, comprend que ces villes sont les lieux où Nicolas Humbert et Werner Penzel ont suivi Fred Frith en tournée.

Le reste du film est lui aussi en noir et blanc. Pourquoi ce choix à l’époque de la domination économique des films en couleur ? Le noir et blanc est de l’ordre de l’inhabituel. Mais il permet un suivi en laboratoire plus précis et plus proche de l’artisanat. Le film, tourné en 16 mm (les caméras 16 étant plus légères et donc plus maniables et la pellicule moins coûteuse que le 35 mm) fut développé dans le laboratoire Suisse Schwarz-Film à Berne, connu pour la qualité de son noir et blanc. Le choix de tourner en noir et blanc viendrait donc d’abord de gestes techniques et serait donc un vrai choix artistique qui est aussi celui d’une rupture avec la tradition de la représentation classique du réel, où la couleur prédomine. Le lien image-couleur en rapport avec le monde actuel n’a plus lieu d’être : le référant n’est pas l’image mais le son. D’un point de vue esthétique, le noir et blanc ramène en arrière et brouille le rapport temporel entre passé et présent interrogeant plus précisément le temps de l’instant présent, qui est ici celui de l’improvisation et de sa variation infinie de l’ordre du cycle et donc du retour en arrière.

L’image se tourne vers l’abstraction : principe maintes fois affirmé et souligné par le nombre faramineux de gros plans et d’images accélérées ; comme par exemple, à la fin du film ce travelling de rails filmé d’un train en marche ; où l’on ne distingue quasiment plus rien de mimétique, évoquant ainsi quelque chose de l’ordre de la sensation, comme la musique qui l’accompagne, par essence de l’ordre de l’abstraction. Ce principe fonctionne non pas comme un détournement mais plutôt comme un retournement de l’image documentaire-mimétique type pour qu’elle serve la musique au lieu de simplement l’illustrer.

Le montage est lui aussi particulier : il n’alterne pas gros plan puis plan large allant de l’inconnu vers le connu pour maintenir une part de mystère mais à l’inverse, il va souvent du plan un peu plus large (le plan réellement large n’était jamais choisi lorsque Fred Frith ou d’autres musiciens sont filmés) au plan serré. Ce n’est pas l’étrangeté des objets qui les entourent qui intéresse les deux réalisateurs mais la manière dont l’artiste s’en sert ; ainsi par exemple on voit Fred Frith, dans un plan un peu plus large, faire entrer en contact des petits objets (boulons, écrous etc. que l’on a vu acheter juste avant dans une quincaillerie) avec sa guitare puis un plan serré sur son visage montre l’état de concentration absolue où il se trouve pendant ces expériences-tests. C’est ce point de vue, celui de l’artiste, et son caractère performatif, son style dans l’improvisation et son état d’esprit à ce moment-là qui importent. Le noir et blanc se veut un moyen de prévenir le public de ce changement d’attitude : comment le quotidien des plus triviaux devient-il partition musicale ?

Nous ne sommes pas face à une banale représentation du réel mais à la présentation d’un musicien et de son rapport au monde. Le noir et blanc renforce cette idée de découverte et de révélation à travers l’image très contrastée. Le film est plus de l’ordre du mystère que de l’évidence. Quand il se termine, le spectateur n’en sait pas vraiment davantage sur l’homme qu’est Fred Frith, rien n’est vraiment affirmé, rien n’est dit de manière didactique. Aucune biographie anecdotique n’est présente ; même les noms des musiciens qui l’accompagnent ne sont pas mentionnés au moment où ils jouent ou parlent. Les villes du générique ne sont pas notées. On ne sait jamais, avec exactitude, dans quel pays se trouvent les musiciens. Les indications d’espace ainsi que les dates sont complètement occultées brouillant complètement les indices spatio-temporels, obligeant le spectateur à ne prêter attention qu’à la musique de l’artiste au détriment des aspects secondaires. La musique circule partout. Elle est, seule, le vrai sujet du film.

Les cadrages, eux aussi ne s’écartent pas vraiment des musiciens. Le plan serré domine. Salle de répétition ou concert ? Parfois les deux se rejoignent. Ainsi une répétition devient concert sans transition. Le titre Step across the Border pourrait se lire comme une invitation à « sortir des coulisses » et à monter sur scène. Scène et coulisse se retrouvent : l’un comme l’autre suivant l’inspiration « live » de l’improvisation et la plupart du temps avec des gens qui entourent Fred Frith : musicien et/ou public. La foule hors champ n’apparaît pas mais se laisse entendre par les applaudissements soulignant ainsi un silence respectueux lors du morceau improvisé (3). Le mystère de l’identité des personnes qui entourent Fred Frith ainsi que celui des espaces et des lieux où ils sont présents crée une ponctuation qui les relie en une unité sonore, comme une seule et même composition musicale infinie. Le superfétatoire n’a pas voix au chapitre. Seul est pris en compte le rapport entre l’homme et sa musique rendant le film très épuré. Il n’y a pas réellement de récit. L’histoire ne se fait que par l’image et la musique.

L’improvisation étant la base de la musique de Fred Frith, l’enjeu est de filmer sur le vif. C’est l’essence même du documentaire: attendre et accepter l’erreur, le hasard, l’imprévu pour se les approprier et les transcender. Le plan est expression et expérience visuelle de la bande son: improvisation sur le motif sonore de formes plastiques et non pas simples images réalistes de reportage.

Ce que montre réellement le film c’est la fugacité de l’improvisation musicale : c’est-à-dire son rapport à l’instant présent et à la manière permettant de le capter. Comme il n’y a qu’un choix possible dans le temps pour faire se succéder une note après l’autre, un seul cadrage existe, sans retour en arrière possible. Cependant, l’improvisation musicale se nourrit de motifs, de thèmes cycliques et de variantes, c’est pourquoi le film élabore aussi une réflexion sur un temps plastique.

Le film « traverse le cadre », pour reprendre le titre Step across the Border, tel que celui du documentaire classique et peut être considéré comme un travail expérimental sur les « bords », sur « la marge » de ce cinéma traditionnel. On assiste en fait à la célébration visuelle d’un certain rapport entre un musicien et sa musique, bien au-delà de la simple captation de la vie d’un artiste. Le point de vue omniscient sur ce rapport étroit est le moyen de « traverser le cadre » (les dogmes) pour aller à l’essence, au cœur des choses; ce qui est aussi affirmé à travers le choix du noir et blanc qui devient l’écho plastique, telle une partition, à la musique de Fred Frith et renforce cette idée de film éminemment non discursif, la musique et l’image fonctionnant en totale symbiose.

À suivre…

- Gabrielle Reiner

(1)

Autre exemple de collaboration entre le musicien et une artiste plasticienne, montré au M.O.F.F.O.M. 2007 : le film expérimental Surface and time (2005) de Fred Frith et Heike Liss. Les deux artistes étaient mentionnés en tant que concepteurs du projet soulignant, aux yeux de Fred Frith une collaboration étroite et intime avec la vidéaste plutôt que d’être le simple et vulgaire sujet d’un film sur son travail.

(2)

Nicolas Humbert et Werner Penzel revenant ainsi au début et à la grande histoire du rapport cinétique entre image et musique avec des jeux visuels et graphiques proches de ceux de cinéastes tels que Len Lye et son film Free Radicals (1958).

(3)

Pour Fred Frith : « Tarkovski dit une chose très juste dans son livre. Il dit que la fonction de l’art est une fonction de communication, de communion entre l’artiste et le public. D’un certain point de vue c’est ce que je cherche. »

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