Comment pouvons nous affronter, aujourd’hui, la problématique de la joie ? Le monde dont nous faisons l’épreuve semble nous reconduire à chaque instant au désenchantement et à la désespérance. Nous est-il seulement permis d’envisager la joie et de poser la question de son rapport – possible ou impossible – à une pratique cinématographique et dilettante à l’occasion ? Il n’est pas anodin que presque toutes les contributions à ce numéro posent notre expérience de la joie en vis-à-vis avec la souffrance et la tragédie, dont la réalité, hélas, nous paraît bien plus efficiente. Nous ne sommes pas dupes. Nous savons que le travail de la joie – qui est sans mérite, puisqu’il est à lui-même son propre salaire – doit vaincre en nous des puissances tristes et mortifères, toujours sur le point de nous faire céder au désespoir. Nous ne croyons pas aux jours meilleurs. Mais nous ne croyons pas davantage que les jours funestes que nous pouvons traverser auront jamais le dernier mot, ni que nous devons vivre notre séjour ici comme une saison en enfer. A chaque fois que la joie nous arrache un cri, elle déplace une montagne.
Pour montrer en quoi, dans la joie même, il y va pour nous d’une capacité à résister et à mettre à mort, en les transfigurant, l’horreur de situations contemporaines, Marc Mercier évoque trois des films qui participent à Outrage et rébellion, une œuvre collective initiée par Nicole Brenez pour répondre à ce tragique événement qui a valu un œil à Joachim Gatti, un jeune cinéaste de trente-quatre ans. Parce que la joie peut et doit devenir une arme, et sans doute la seule qui vaille lorsque logistiquement, logiquement et mathématiquement, nous ne faisons pas le poids, elle doit aussi se comprendre comme le peu de joie. De quelle arme en effet voudrait-on se servir toujours, et en toute situation ? Silvia Maglioni et Graeme Thomson, tout en craignant de trop en dire à son sujet, parviennent à la poser comme un surcroit à l’affliction que le cinéma, comme pratique, peut engendrer. Dans une autre optique, Raphaël Soatto évoque la joie simple, et néanmoins précieuse, que nous pouvons chercher à retrouver dans certains films que nous revoyons sans cesse, pour déceler en eux un sentiment que nous aurions vécus sans le réaliser pleinement. C’est que la joie a quelque chose de clandestin, comme semble le dire French Kiss, un projet de documentaire réalisé par Nicolas Gerber à l’insu de tous, sauf de complices boulangers. Lors d’un séjour à Alger, Nicolas Gerber a enregistré des images et des sons qu’il à dissimulés dans des pains pour les faire transiter jusqu’à Marseille. Le cinéma demande aussi sa part de risque, comme le souligne Didier Kiner, dans un beau texte qui nous met en compagnie de Jean Rouch et de Freidrich Hôlderlin.
La joie n’est donc pas une mince affaire. Elle peut se loger au plus secret de notre présence au monde et de nos engagements intérieurs, ou donner un visage à nos luttes et à notre résolution. Mais ce qu’il y a de proprement inouï en elle, c’est la capacité qu’elle a de nous envoyer à la communauté. Quand bien même elle ne concernerait que nos affaires privées, nous ne pouvons la garder pour nous seuls. Nous voulons dire aux autres ce qui, avec elle, et contre toutes attentes, nous vient. C’est que, d’une façon ou d’une autre, nous pensons que la joie est leur affaire. C’est déjà une réplique à l’individualisme et à l’administration policière du monde à laquelle il conduit. Et nous pouvons nous réjouir, car cette joie, qui ne peut nous être refusée, aura sans doute le mot de la fin.
Rodolphe Olcèse