Au début ce ne sont qu’obstacles, luttes et fureur, meurtres, cris et souffrance. Ainsi se trament la presque totalité des histoires que déroule le cinéma.
Leur suspens laisse peu de place aux expériences moins sombres : concorde, bonheur et joie ont beau constituer ce après quoi tout personnage, sans cesse, s’agite, leur représentation cinématographique demeure fugace et labile, sous le coup d’une fragilité constitutive.
Qu’est-ce à dire ?
Que la joie n’est certes pas un motif de cinéma, qu’elle semble sacrifiée à la prééminence, dans nos intrigues, du pathos. Ce que l’on a appelé la noise (1), contient en puissance les bifurcations futures qui accordent à toute histoire la promesse d’adhésion du spectateur, prix de son plaisir supposé.
Interroger la dimension jubilatoire du cinéma, le fait de filmer et de voir par ses images, mériterait de mettre à distance le sens commun qui oppose volontiers joie et drame.
Fabriquer et capter des images sonores et visuelles, manipuler les supports, mettre en scène, échantillonner et assembler : les gestes qui concourent à la visée cinématographique sont porteurs d’intensité. Réduite aux deux dimensions de l’écran la réalité est certes mise à distance, mais elle peut nous revenir transformée, habitée, magnifique ou terrifiante, instaurant une coupure qui est la possibilité d’un faire face. Or, on peut précisément voir dans cet éveil au réel la condition d’existence d’une jubilation de même nature chez le spectateur et ceux qui président au spectacle.
De quoi s’agit-il ?
D’un processus comparable à ce qui se joue dans la fête, moment de vacance, qui, loin de nous isoler, introduit une rupture dans cette sorte d’anesthésie que les habitudes provoquent et entretiennent. Les occasions de fête, fin d’année, anniversaire, carnaval sont, à des degrés divers et jusque dans leurs expressions les plus triviales, marquées par le deuil, le passage d’un état à un autre, un trouble.
Il faut voir Les maîtres fous de Jean Rouch (2) pour ressentir ce qu’une telle situation de crise, poussée à son paroxysme, véhicule. S’étourdir n’est pas s’oublier, c’est une voie d’accès à la finitude, au négatif. En un mot c’est approuver le tragique (3), le faire sien.
Moments où l’on s’invite, se rassemble et se parle, au risque de disputes. Moments où l’on danse, autre approche de ce qui nous fonde. Moments où l’on éprouve l’exister, en rejouant les limites que nous impose le réel.
C’est à ce prix aussi qu’un regard est possible pour d’autres regards, sans répétition. Mais comment sourire face à l’abîme ?
Andenken, poème de Friedrich Hölderlin rend manifeste cette disposition, étonnante en apparence. Un parcours s’y écrit, traverse d’Est en Ouest, d’affluent en affluant. Strophe après strophe, ce cheminement, lumineux, au près des mots, est un aller vers l’horizon, au plus lointain, dans le même temps que l’auteur ayant emprunté l’itinéraire inverse d’un retour de Bordeaux en Allemagne, s’engage plus avant dans son travail d’écriture et que sa raison apparaît à ses proches de plus en plus éprouvée (4).
La plénitude exprimée dans Andenken ne saurait être opposée aux difficultés vécues par leur auteur, elle participe d’une acceptation du tragique de la réalité. Un mouvement engagé en toute conscience, revendiqué. Le contraire d’un renoncement, une éman- cipation.
Non soumise aux aléas de la fortune ou de la météo et défaite de toute illusion, cette approche est propice à la création, puisque de tragique le monde n’en est pas moins aussi de notre fait. On peut s’en saisir, au risque de la joie.
Didier Kiner