Le corps à corps de la joie

par Elizabeth Pacheco Medeiros

Ça commence par une scène de composition : le pianiste et le piano. Un certain corps-à-corps. Quelques sonorités en sortent comme l’esquisse d’une musique encore imperceptible. Le pianiste est chez lui dans la salle ample et lumineuse de son atelier d’étude, il cherche entre les touches une relation sonore non encore advenue, une nouvelle composition, il répète. Un bruit au fond de la salle : la femme de ménage passe l’aspirateur sur le tapis. Soudain elle entend les sons des touches. Elle interrompt sa tâche. Le pianiste lui demande de continuer. Il ne voit qu’un petit morceau de son corps, il saisit, plus encore, il est saisi par ce signe partiel : l’angle de son aisselle qui se ferme et s’ouvre dans un certain rythme pendant qu’elle passe l’aspirateur.

Voici le commencement d’un nouveau corps à corps : le pianiste et la femme à l’aspirateur. On ne peut pas réduire ce qui se passe au plan très général d’un homme et d’une femme.
L’événement dont on a la chance d’être témoin en voyant le film (1) est tissé par une sorte de composition entre des petits fragments, des traces des corps qui se trouvent dans un agencement intensif. Il n’y a plus un homme et une femme dans une pièce, il n’y a même plus une pièce, mais un milieu, qui vibre, lumière et rythme, dans un renvoi d’yeux attentifs qui écoutent et de pores qui respirent, en partageant plusieurs régimes de signes.

Ce qui arrive dans la scène n’est pas même une musique mais toute une atmosphère qui pulse ; cette atmosphère qui n’appartient ni à l’individu ni au sens mais à l’ensemble de plans qui s’entrecroisent pour engendrer l’occasionnel : un théâtre d’espaces se produit.
Le pianiste suit cette expérience de composition d’une musique qui jaillit de cette simultanéité pluridimensionnelle. Un scénario des touches : la musique jette l’espace en tant que rythme et l’attraction entre les corps s’effectue dans une variation intensive au cœur de laquelle la joie advient : intensité croissante qui change les corps, active leur puissance de retentir, de brûler, de briller.

« On arrive ici à l’une des formes les plus insondables de la création, la variante, qui a toujours été, avant toute autre, la forme des créations collectives et des créations de la nature » (2), suggère Walter Benjamin.

C’est une scène érotique qui nous rend présent, vers un véritable jeu de distances, l’invisible plan de l’attraction des corps. Il y a une transe où les corps ne se touchent pas. Ils se connectent, constituent un champ vibratoire et ils s’attirent l’un vers l’autre dans une élévation du tonus de cette composition milieu/musique/ souffle.

Ce qui nous arrive, à travers ce corps-à-corps, est le tourbillonnement magnétique des mondes en formation où la joie ne joue qu’aux moments de passages, par des changements croissants de l’intensité de ces corps. C’est une activation vers la limite comme l’expérimentation même de leur puissance, ainsi que Gilles Deleuze nous présente la pensée de Spinoza.

« Lorsque les philosophes et les mathématiciens du 17ème lancent ce thème de tendre vers une limite - la tension vers une limite - toute cette idée de la tendance au 17ème siècle, que vous retrouvez chez Spinoza au niveau d’un concept spinoziste, celui de conatus. Chaque chose tend à persévérer dans son être. Chaque chose s’efforce. S’efforcer en latin, ça se dit conor, l’effort ou la tendance, le conatus. Voilà que la notion de limite est définie en fonction d’un effort, et la puissance c’est la tendance même ou l’effort même en tant qu’il tend vers une limite. Tendre vers une limite : c’est çà la puissance. Concrètement on vivra comme puissance tout ce qui est saisi sous l’aspect de tendre vers une limite » (3).

La pensée de l’activation devient ici beaucoup plus dynamique que des opposés d’une condition active ou passive. L’idée d’activation n’indique pas l’action d’un sujet personnel mais la mise en scène d’une activation : voici la joie, cet affect d’un commencement qui pousse les corps jusqu’à leurs surfaces en constituant leurs limites.

On arrive à l’image de la naissance du soleil, l’image d’un commencement perpétuel dans lequel la grâce n’habite pas son achèvement ; elle reste là en tant que durée d’un processus et, paradoxalement, elle s’éteint au moment où il s’accomplit. La valeur de ce moment vit dans son incomplétude : quand le soleil paraît la force du changement s’éteint : voici la lumière ! La joie n’est pas la lumière, mais tout changement lumineux qu’on ne cesse jamais d’expérimenter en tant que première fois. Ce commencement est, comme la joie, une donation d’espace, un « faire exister ». La joie n’est pas là dans l’espace/corps : elle produit l’espace/ corps. Il ne faut pas l’exprimer comme si elle était déjà là dedans en demandant à être exprimée (4). La joie peut donc être comprise comme le processus de création en tant qu’inachèvement perpétuel. L’inachèvement dont nous parle Francis Ponge (5) dans l’écriture : un inachèvement à qui la vie elle-même nous engage, ce qui nous pousse vers nos propres étrangetés à produire des réalités qui amènent la vie au-delà de son apparence médiane. L’inachèvement qui est aussi l’artisan de l’amour.

L’équilibre des forces imprime les valeurs qui attirent la base de tout devenir, dit Delaunay à P Klee. C’est ça la puissance.

Il est intéressant dans ce film que l’on puisse témoigner de la joie comme de cette variation intensive qui active toute une atmosphère entre deux personnes à partir d’une étrangeté mutuelle qui s’accomplit en musique. Peut-être une invitation à comprendre la musique comme une jouissance supérieure ? Cependant si l’on éprouve une grande tristesse et on la dit à un ami, on deviendra encore plus triste et celui qui a entendu la tristesse de son ami éprouvera aussi une certain tristesse ; alors que si l’on écrit un conte à partir de cette tristesse, on devient heureux de l’avoir écrit et celui qui le lit devient lui aussi heureux.

On peut donc dire, que cette transmutation, ce pli qui transforme un affect triste en un autre affect qui augmente la puissance et la vitesse d’agir et de penser est une opération esthétique ; et l’art qui affirme tout, qui dit oui à tout, qui advient en le transmutant en percepts, l’art a la puissance d’affirmer toutes les affections, même une douleur, et de les transformer en joie.

Nous ne saurions nous cacher la dimension politique inhérente à la dimension esthétique de chaque événement.
 

Elizabeth Pacheco

Notes

  1. (1)  Bernardo Bertolucci, Besieged (film), Italie, 1998.

  2. (2)  Walter Benjamin,« Du nouveau sur les fleurs », Sur l’Art et la Photographie, ACTES SUD 1997 p. 72.

  3. (3)  La voix de G Deleuze : http://www.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=20

  4. (4)  « Que la lumière soit spatialisant : ce n’est pas elle qui est dans l’espace, c’est elle qui constitue l’espace. C’est une idée qui vient d’Orient ». http://www.univ-paris8.fr/deleuze/article. php3?id_article=21

  5. (5)  Francis Ponge, Pratiques d’écriture. Paris, Hermann, 1984.

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