En repensant la question de la balade romantique, et de sa représentation problématique à l’écran, on découvre que c’est dans le négatif de la virée à deux, dans son échec, que celle-ci peut déployer ses puissances iconographiques. Uyuni est un film conçu sous le signe du voyage romantique brisé, manqué ou gâché – somme toute impossible. Le voyage devient ici le symbole de l’indicible entre le masculin et le féminin, comme la constante nécessité de revoir nos modes de communication, avant que de chercher la communion – désormais, seule l’image cinématographique sort de l’impasse.
Du faux voyage : le désir
Riant au vent vif qui te baise (…)
Que de choses verrons-nous, ma chère…
Arthur Rimbaud, « Les reparties de Nina »
Germaine Dulac fait en 1927 L’invitation au voyage : elle y présente un premier type d’escapade romantique impossible, un voyage dans l’immobile du fantasme, un transport purement visuel… Elle illustre le poème homonyme de Baudelaire : or tout, dans le film, est fait pour démentir ou annuler l’élan qui pousse l’un vers l’autre l’homme et la femme : l’invitation au voyage n’est plus qu’une simple enseigne, l’impossibilité d’un rêve, son échec. Dulac fait entrer le poème dans la vie réelle, pour en accroître la portée idéale : rien ici-bas, n’est « luxe, calme et volupté ».
Un hublot ouvert sur une arrière-cour : le marin n’a de cesse de réinventer le paysage environnant. Ce flot d’images subjectives est la véritable invitation au voyage ; de fait, le seul voyage possible.
C’est la puissance imageante de la soif, du désir de la femme : Dulac sait rendre la tension iconographique avec des surimpressions, des entrelacs de motifs, mettant en valeur les diverses strates de la représentation du fantasme. Et on comprend alors que tout : le départ, le paysage, la promesse – tout était de pacotille. Tout y est simulacre, tromperie. Tout devient, pour les deux personnages, dés-espoir.
Du voyage manqué : l’ennui
LUI : Elle dit qu’elle s’ennuie, qu’elle n’a jamais cru que l’ennui était lié à l’espace, mais qu’elle sait maintenant que l’ennui est à Uyuni. (…)
ELLE : Il dit qu’elle s’ennuie car elle ne comprend pas que là ils sont bien, qu’elle confond la tranquillité et l’ennui, et il répète que là ils sont tranquilles, tranquilles et en sûreté.
Andrés Denegri, Uyuni
Le film d’Andrés Denegri me semble commencer là où la question soulevée par Dulac reste en suspens : qu’arriverait-il si les deux héros partaient effectivement en voyage ? Uyuni propose une solution, située dans la petite ville homonyme de l’altiplano bolivien. Un couple se trouve dans cet endroit, et la femme commence à s’ennuyer. L’imaginaire n’a plus le même pouvoir de transcender le prosaïque : c’est le langage qui est le lieu de l’échec.
D’une part, on ne voit jamais les personnages à l’écran, on les entend seulement. Leurs voix portent la tension, la vision du voyage, du paysage qui en est la fin. Ils parlent à tour de rôle, rapportant de manière sèche les paroles de l’autre, toujours à la troisième personne du singulier. Ils parlent sur un fond de commentaire radio, qui étire le temps, le neutralisant, le rendant homogène – long.
Ainsi, Uyuni délimite l’ennui, qui somme toute est la seule chose que la femme a pu trouver au bout du voyage.
Il y a dans Uyuni peu de plans, qui sont des visions fixes de quelques endroits a priori insignifiants. Mais la richesse iconographique de cette aire d’ennui est ce qui rend le film (présenté aussi comme une installation vidéo avec deux écrans) complexe et passionnant : de la superposition de la même image en supports différents découle le rapport frustré à l’Autre en amour – une mesure de l’Incommunicable.
Du voyage impossible : l’Autre
Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l’un et à l’autre, et que nos deux âmes désormais n’en feraient plus qu’une ; – un rêve qui n’a rien d’original, après tout, si ce n’est que, rêvé par tous les hommes, il n’a été réalisé par aucun.
Charles Baudelaire, « Les Yeux des pauvres »
Dans les personnages, nous l’avons dit, ne sont jamais visibles à l’écran. Mais leurs voix se répondent, et sans vraiment s’enchevêtrer. De là, aussi, leur impossible contact.
Le film s’organise en superposant deux supports de la même image : des vues en Super 8 et en Hi-8. Comme si la réalité du but du voyage ne pouvait être comprise ou totalement ressentie qu’à travers les deux points de vue – masculin et féminin. Cette superposition donne une matérialité onirique au paysage poussiéreux, un village abandonné qui semble se trouver dans le lieu le plus reculé du monde, et dans un temps indéfinissable.
Ainsi, lorsque la bobine de Super 8 est terminée, on voit la disparition de l’une des couches de vision. L’autre se maintient, ouvrant une autre strate de la perception, et dès lors l’« Autre » du regard nous crie son absence.
A travers les deux textures, les deux registres d’images, Denegri échafaude deux regards, deux voyages – à travers l’épaisseur composite de l’image unique, la fin du voyage. Le rendu final est d’autant plus surprenant et dépaysant que les paysages s’étendent dans un ciel interminable et des rues poussiéreuses où la vie semble oubliée.
C’est le déploiement formel opéré par l’artiste qui tente de palier le manque, cette solitude de l’individu face à l’Autre. S’il faut que le voyage soit toujours raté c’est justement parce que l’amour s’actualise dans le négatif.
Uyuni semble ainsi répondre, dans l’enchevêtrement des visions masculine et féminine, au constat de Charles Baudelaire :
Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment !
Gabriela Trujillo