Pourquoi une thématique autour du noir et blanc ? Faire des films en noir et blanc est aujourd’hui une exception au sein du cinéma traditionnel. Réaliser de tels films serait-il un moyen (parmi d’autres) d’expérimenter en cinéma et donc de faire « des films différents » ?
Tourner en noir et blanc permet de développer facilement chez soi ou au sein de laboratoires artisanaux, et donc de préserver liberté économique et indépendance technique. Certains procédés sont irréalisables en couleur.
Le noir et blanc est affaire de gestes ou de contraintes spécifiques, souvent à l’origine d’une poïétique éloignée des codes du cinéma traditionnel. Utiliser le noir et blanc reviendrait, d’autre part, à rechercher non plus une représentation du réel mais une autre approche de celui-ci : un réel subjectif, mélancolique, historique, en rupture à travers le fantasme ou le fantastique… Le noir et blanc permet d’expérimenter des possibilités plastiques et ouvre le champ à une certaine abstraction visuelle. Qu’en est-il par ailleurs des films « bicolores » qui alternent couleur et « non couleur » et de ceux qui traitent la couleur comme du noir et blanc (à travers le choix de travailler des couleurs non mimétiques ou le parti pris d’atténuer celles-ci et de les faire plus ou moins disparaître via la prise de vue, le montage ou la postproduction) ? Ce « retour en arrière » suggèrerait-il une réflexion du cinéma sur lui-même (sur ses codes, ses références, ses genres, son histoire par la citation, la reprise, le remploi…) ? Expérimenter le noir et blanc aujourd’hui serait-il l’expression d’une pensée critique contre un certain cinéma dominant ?
Cette année l’appel à projets sur le noir et blanc constitue bien plus qu’une sélection de films. Cette thématique s’inscrit tout au long des projections, ciné-concerts et performances du 10ème Festival des Cinémas Différents de Paris.
L’ouverture du festival, mélange couleur et noir et blanc à travers un florilège des séances à venir et de films en avant-premières (Zevola Récites Bruno de Pip Chodorov et les étudiants de Friedl Kubelka à Vienne et L’odeur des bêtes de Raphaël Sevet). Puis, Stefano Canapa présente son dernier travail, Petrolio accompagné d’une performance sonore d’Emmanuel Lefrant. Né à Turin et installé à Paris depuis bientôt dix ans, Stefano Canapa est un cinéaste spécialisé dans les formes vivantes de l’expérimental telles que les improvisations cinématographiques collectives ou les performances en solo.
Les images de Petrolio interrogent l’utilisation du noir et blanc à partir de variations sur un même motif : des vagues venant s’écraser sur une plage, les corps qu’elles entraînent. L’image en mouvement affirme sa présence et remet en question l’enjeu du combat. Ce qui n’était à l’origine qu’un jeu avec l’élément aquatique devient une lutte pour une omniprésence à l’écran. Les corps disparaissent et resurgissent des flots au gré d’un montage non linéaire composé de cuts et de surimpressions. Le cinéaste travaille au laboratoire artisanal L’Abominable dont il est un membre actif. Ses images s’affirment clairement comme produit de cette activité. La lutte devient cinématographique et va jusqu’à exprimer sa présence à travers le basculement en négatif de l’image. La storia n’est plus qu’un souvenir. Les flots qui se colorisent à un moment de manière artificielle en bleu turquoise ne sont là que pour souligner la radicalité de l’utilisation non mimétique du noir et blanc. L’évènement filmé n’est qu’un souvenir qui disparaît. Pour souligner cette idée, le performeur, à la fin du film, place une loupe devant le projecteur : l’image devenue floue évoque ainsi des eaux impénétrables : le geste performatif fait se confondre le fond et la forme : sujet aquatique et abysses pelliculaires.
Diverses interrogations sont abordées et discutées au cours de quatre programmes thématiques : «Hantises», «Les Espèces», «Dissolutions» et un long métrage Le Goût du Koumiz, provenant de l’appel à projet. Nous avons aussi prospecté et reçu des propositions de diverses coopératives nationales et internationales que nous avons intégrées à cette programmation.
La première séance, «Hantises», interroge l’absence perçue à travers sa persistance mélancolique. Si elle est palpable, la figure est lointaine, brouillée ; il n’en reste que des traces. Les vestiges visuels suggèrent l’afflux de souvenirs qui ressurgissent par bribes. Des lieux le plus souvent désincarnés, un rapport image-texte qui met à distance l’instant présent, l’absence de couleur ou son apparition brutale et instable font de la réminiscence le sujet principal de ces films. L’image n’arrive pas à se définir, parfois même le photogramme est comme bancal. C’est que le passé vient hanter la projection. La distorsion temporelle est l’occasion d’une réflexion historique ou sociale. Espèces menacées, images en noir et blanc en voie de disparition ; triste constat d’un monde qui ne vit que pour le rendement. Avec le choix du motif particulier de l’animal, une deuxième séance, «Les Espèces», éclaire plusieurs enjeux du noir et blanc dans le cinéma expérimental et différent. A la manière d’un bestiaire, des «fables cinématographiques» deviennent le lieu d’expérimentations plastiques où les «moralités» se muent en armes critiques sur le cinéma dominant et la société qui le produit. Ce bestiaire moderne commence par Last lost (1996) d’Eve Heller.
La cinéaste retravaille à la tireuse optique le montage d’un home movie réalisé à la fin des années 1930 sur les déambulations d’un chimpanzé. Cette œuvre pose un regard sur la création cinématographique à travers la pratique du found footage. Le noir et blanc expose la lutte titanesque et perdue d’avance entre l’espèce humaine et l’espèce animale : des hommes nettoient l’antre de ces «chevaux du fleuve» mais ces derniers s’obstinent à le dévaster. La séance se clôt par un film d’animation, Pa (2007) de Marylène Negro. Les feuilles d’un arbre photographié prennent vie en devenant oiseaux. Des flickers noirs scandent l’image fixe dans un rythme saccadé. La vidéo rappelle les premiers essais sur l’analyse du mouvement de Marey interrogeant le lien ténu entre image fixe et image en mouvement. Le rapport à la couleur et au noir et blanc est subverti : l’image photographique de l’arbre est en couleur mais a été prise en hiver laissant au spectateur une impression équivoque de noir et blanc.
Dans la séance «Dissolutions» le corps noir et blanc apparaît mais ne se laisse jamais complètement appréhender : sa présence est « en voie de décomposition » à travers le collage, le grain, la fragmentation, le flou, la surimpression, le dédoublement, l’absence de couleur allant jusqu’au ton sur ton. Le corps se confond avec la pellicule ; le medium noir et blanc devient le sujet principal. Cette dissolution corporelle met à nu le support dans un va-et-vient incessant entre figuration et défiguration qui tend vers l’abstraction. Les films expriment ainsi une réalité qui bascule dans la subjectivité de l’onirisme, de la transe ou de la folie.
Pour terminer cette programmation, nous nous intéresserons au long métrage du cinéaste belge Xavier Christiaens Le Goût du Koumiz (2003). Le cinéaste contemple les steppes de l’Asie centrale tandis qu’une voix off conte à la première personne du singulier la vie des nomades du Kirghizistan.
Si, au son, le procédé narratif semble a priori simple et limpide, il n’en est rien à l’image qui ne se veut ni illustrative, ni redondante de la voix off. Pur choix contrapuntique et radical, la plasticité visuelle s’oppose à la drama sonore. Le cinéma laisse la caméra s’imprégner des lieux, pour créer une poésie visuelle de paysages brumeux sans préjuger, au premier abord, sur ce que va nous révéler le narrateur. Le paysage se crée essentiellement pendant le temps du montage. Le cinéaste filme en mini-DV couleur puis travaille la saturation à cent pour cent pour qu’il ne reste qu’un étrange noir et blanc. Puis, plan par plan, il fait varier les degrés d’opacité et de transparence à l’infini. On pourrait y voir la transposition d’un travail de laboratoire traditionnel sur un banc de montage virtuel autant que l’oeuvre d’un peintre impressionniste. Les jeux de mises au point créent de grands aplats flous et des zones d’ombres en profondeur tandis que les corps deviennent fantomatiques. Le film adopte une forme fragmentée dont les plans, à la frontière du visible, finissent toujours par se perdre dans les bords du cadre du medium vidéo. En glissant vers l’abstraction le noir et blanc est un moyen d’interroger les potentialités de la matière impalpable qu’est la vidéo. Les éléments surgissent dans un dévoilement qui révèle autant qu’il dissimule. Les noirs abyssaux et les blancs brûlés suggèrent des souvenirs traumatiques. Impressions décousues accompagnées d’une ambiance sonore minimale où le champ appelle un ailleurs, un hors champ déterminant : celui du passé de la domination soviétique. C’est un travail sur des impressions et non sur un sujet précis, impressions imprégnées de réminiscences : Le koumiz (ce lait de jument) a une saveur exotique autant que proustienne. Autodidacte (il fut notamment premier assistant sur L’Humanité (1999) de Bruno Dumont) et cinéaste indépendant dans les choix de production et de diffusion de son film, Xavier Christiaens subvertit tous les diktats du cinéma et de son économie classique en proposant un travail solitaire et intimiste : ignorant toute ambition, sa voix crie la liberté, comme celle, subjective et singulière, qui commente son film.
Cependant, la thématique du noir et blanc déborde ces quatre séances, se poursuivant dans les projections rétrospectives consacrées aux dix ans du festival : «Films d’Hyères», «Rêves et fantasmes», «Revival», «Le corps filmé», qui montrent à la fois des films historiques et des productions plus contemporaines. Se retrouvent inévitablement dans cette autre programmation des films en noir et blanc ou en noir et blanc et en couleur aux côtés d’œuvres spécifiquement en couleur. Des films récents tels que Film (Knout) de Deco Dawson (1999), Empreintes de Xavier Baert (2004) ou Flamen’co d’Olivier Fouchard (2002-2003) ; ou d’autres, tels que Ai (Love) de Takahiko Iimura (1962-1963) et L’ultime dissonance de Daniel Viguier (1978) proposent un intéressant contrepoint historique à la réflexion qui nous anime sur le noir et blanc dans le champ du cinéma expérimental et différent actuel.
Par ailleurs, quatre séances monographiques appellent aussi à la problématique du noir et blanc. Cette année, les oeuvres de l’Autrichien Dietmar Brehm, de la Canadienne Izabella Pruska-Oldenhof, de l’Américain Robert Todd et du Français Sylvain George sont programmées en «Trajectoires».
Né en 1947 à Linz, Dietmar Brehm travaille à la fois le dessin, la peinture, les films expérimentaux et la photographie. Il associe librement cauchemar dionysiaque et trauma. La plupart de ses films tournés en pellicule associent les mécaniques oniriques hérités de Freud et l’adaptation obsessionnelle de l’œuvre de Sade. Le cinéaste utilise le noir et blanc et/ou la couleur. Il peut aussi renverser cette distinction en travaillant une autre bichromie tel le noir et le rouge dans Halcion (2007) qui se substitue au noir et blanc stricto sensu, ou en insérant un plan identique dans deux films différents, montré une fois en couleur puis en noir et blanc. Il défend ainsi un cinéma subjectif et érogène qui n’a plus rien à voir avec une quelconque tradition des rapports aux couleurs ou de leur absence.
Ancienne élève de Bruce Elder, Izabella Pruska-Oldenhof est l’une des fondatrices du Collectif Loop, une structure basée à Toronto qui tente de donner des espaces de visibilité au cinéma expérimental tout en le mettant en relation avec d’autres formes d’art. Son travail de cinéaste se présente comme un questionnement sur l’inscription du corps dans l’œuvre d’art elle-même. Entre figuration et abstraction la plupart de ses films réinterrogent la pratique de l’autoportrait de manière inhabituelle. Son travail sur la couleur rend souvent hommage à Stan Brakhage, parfois de façon explicite : The Garden of Earthly Delights (2008) se présente comme un tribut à deux films du maître américain, dont l’un porte le même titre : The Garden of Earthly Delights (1981) et Christ Mass Sex Dance (1991), qui seront projetés en fin de séance. Cependant, elle subvertit le rapport à la couleur en utilisant des images en noir et blanc en surimpression (My I’s, 1997) ou dans une durée subliminale, créant ainsi un rythme spécifique et équivoque comme dans Pulsions, (1997).
Robert Todd commence à réaliser des films à partir de 1992. Cinéaste très prolifique du Collectif Jeune Cinéma, et habitué de longue date du festival, il confronte souvent le noir et blanc et la couleur (Trauma Victim, 2002 ; Stable, 2003 ; ou Rising Tide, 2004) s’attenant parfois au seul noir et blanc (Rose, 2008). Décatégorisées, ses œuvres fonctionnement comme des poèmes - états d’âmes inspirés des lieux qui l’entourent et qui l’influencent et qui sont d’ailleurs l’expression d’une fascination pour « la poésie matérielle non fictionnelle » et portent l’empreinte de son travail de peintre qu’il poursuit en parallèle.
Jeune cinéaste, poète et activiste, Sylvain George filme en Super 8, dans No Border (Aspettavo Che Scendesse La Sera) (2005-2007), l’oppression des immigrés en Europe. N’entre pas sans violence sous la nuit (2005-2007), deuxième travail plus proche du document brut sans concession que du documentaire conciliant et didactique, poursuit cet engagement critique et montre, pour la première fois en image, des rafles en France. Dans un souci de spontanéité et de constat désespéré, Sylvain George troque sa camera Super 8 pour la vidéo : la lutte des classes ne peut supporter les lenteurs et les contraintes qu’engendre la pellicule. Engagement cinématographique se conjugue avec résistance du noir et blanc à l’époque de la domination économique de la couleur. Le choix définitif de celui-ci permet au cinéaste une mise à distance respectueuse des sujets qu’il filme pourtant frontalement. Le Work In Progress : Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerre) (2008-2009) s’intéresse plus particulièrement aux politiques migratoires en Europe. Toujours en vidéo noir et blanc, ce dernier opus est en cours de réalisation et permet de clore cette trilogie d’un cinéma qui se veut toujours plus engagé. Sa récente reconnaissance au sein du milieu documentaire permet de pointer la transversalité des pratiques expérimentales contemporaines.
Afin de poursuivre le travail de défense et de transmission du cinéma expérimental et différent auprès du jeune public, la cinéaste enseignante Cécile Ravel prend en charge une programmation en liaison avec le thème du noir et blanc et couleur. Par ailleurs, une installation à Mains d’œuvres interroge la transmission philosophique. Les cours de Gilles Deleuze à l’Université de Vincennes furent filmés durant les années 1975-1976. Le projet fut tourné par tous les étudiants sous la responsabilité de Marielle Burkhalter avec une des premières caméra-vidéos portables, la Sony 3420. À partir de ce matériau analogique, retrouvé très abîmé par Silvia Maglioni et Graeme Thomson, le couple d’artistes décide de s’intéresser aux étudiants qui suivent les conférences du philosophe. L’enjeu de l’œuvre est de faire revivre les élèves de Deleuze tout en conservant l’état d’esquisse qu’étaient ces captations de cours jamais montrés ni même montés. Les rushes retrouvés furent diffusés sur un ancien moniteur et photographiés, à partir de celui-ci, cryptant les attitudes et les comportements des étudiants à l’image « d’une caméra de surveillance ». Toutes les personnes ne purent, bien sûr, être nommées avec exactitude. Le parti fut pris de ne présenter que des gros plans de visages anonymes, au noir et blanc fantomatique, plaçant les étudiants dans une existence autonome. De gros plans « gelés » par l’acte photographique se succèdent « dans un rythme hypnotique de soustraction et de résistance » à l’oubli. Cette décomposition du matériau reprend celle déjà inscrite dans la manière de filmer non professionnelle des élèves.
(Les imperfections techniques furent la cause du désintérêt et de la disparition du film par la suite.) Le travail de redoublement du matériau « inarchivé » (via le moniteur rephotographié et l’utilisation du recadrage dans le plan) par les cinéastes crée une distanciation avec l’œuvre originale. Les puissances épuisantes du zoom, « leur blow-up » produisent un écart qui permet, à travers l’épuisement de l’agrandissement, l’apparition d’une texture d’images composées de zones abstraites à l’« opacité gazeuse », un magma où les noirs et blancs dérivent vers le gris, vers le trou noir, vers des taches de murs blancs en décomposition qui matérialisent ainsi, de manière poétique, l’enjeu de départ du projet estudiantin inachevé : filmer l’esprit philosophique en gestation. Ces imperfections vidéographiques se manifestent parfois aussi en striant soudainement l’écran d’une étrange trace de couleur, inattendue dans un matériau noir et blanc, qui souligne la fulgurance de la pensée collective à l’œuvre émergeant des limbes de l’Histoire.
En clôture, après l’étonnant moyen métrage du Croate Drazen Zanchi : Mercedes Dunavska ou L’impossible trajectoire A1 nous poursuivons notre tradition établie déjà depuis quelques années de présenter des pratiques liées au « cinéma élargi ». Cette année un ciné-concert du groupe Fiasco (Radio City One) et une performance musicale de MetalkinG viennent terminer de manière festive la programmation. Mercedes Dunavska ou L’impossible trajectoire A1 de Drazen Zanchi a été réalisé à l’Abominable. Présenté en avant-première, ce film de laboratoire par excellence, est un travail élaboré en Super 8 puis transféré en 16 mm à la tireuse optique. Ce road movie expérimental se déroule dans les Balkans : les motifs liés au genre (femmes sexy, conducteurs virils, courses poursuites effrénées, cascades spectaculaires et musique rock’n roll…) laissent la place à un minimalisme formel radical : une voiture file sur une autoroute toute neuve : la A1 qui va de Split à Zagreb. L’autoroute qui défile sans fin évoque la bande sonore plastique du film qui nous murmure les souvenirs de la guerre.
Le paysage permet au conducteur de se remémorer ce passé douloureux et, pour lui, source de damnation. Des plans très macros en noir et blanc sous-exposés et tournés de nuit évoquent la texture de ses tourments. De nombreux flickers viennent hacher l’espace de lumière, évoquant les à-coups de la mémoire. Une voix off nous guide dans ce périple temporel et nous parle du lien qui unissait un homme et une femme qui a disparu treize ans plus tôt en pleine guerre. La lecture de leur échange épistolaire, qui oscille entre désespoir et nostalgie, permet de remonter le temps plastique des souvenirs.
Le groupe de rock atmosphérique Fiasco, composé des cinéastes Rodolphe Cobetto-Caravanes (guitare, bruits) et Frédéric Lemaître (basse) viendra jouer sur les images de Radio City One, film collectif des deux musiciens qui a été élaboré de 2003 à 2008. Ils étaient venus au Festival de 2005 montrer leurs premières images. Il n’est que justice que le work in progress enfin terminé, nous les accueillions à nouveau. Nous sommes aux frontières de l’expérimental. Le spectateur découvre une « fiction déstructurée » où surgissent, d’un noir et blanc ultra sous-exposé, de belles jeunes filles aux tenues glamour. Le film reprend les ambiances mythiques et les archétypes du film noir : femmes fatales esseulées et solitaires, voyeurisme, meurtres énigmatiques, néons puissants de la grande ville américaine qui surlignent les puissances impénétrables de la nuit, le tout accompagné d’une musique où s’épaissit le mystère narratif qui, on le comprend vite, se dissimule dans le grain dense plus noir que blanc de la pellicule Super 8.
Puis ce sera au tour de MetalkinG qui marque la collaboration de Richarles Bronson (basse, micros contacts…) et de Riojim (projecteurs 16mm). Tandis que le premier improvise une musique brutale et bruyante, le second torture son projecteur, faisant subir à ses bobines travaillées à l’Atelier MTK, laboratoire basé à Grenoble, toutes les impulsions que les sonorités lui inspirent.
À la projection, des saynètes en noir et blanc se succèdent. Les interrogations figuratives sur l’absence de couleur varient, utilisant parfois des fragments (allant parfois jusqu’au flash) de films hollywoodiens comme ces quelques photogrammes du Shining de Kubrick qui viennent hanter plusieurs fois la performance. Les images privées de couleur et basculées en négatif créent un double écart avec le film original. Son souvenir dans l’esprit du spectateur cinéphile est présent de manière distanciée et encore plus angoissante. Cette pratique du remploi altère les motifs connus qui, défigurés ou refigurés, se perdent dans la projection performée. L’expérience du noir et blanc au cinéma est poussée jusqu’à l’essence minimale de ce qu’elle peut être : une abstraction visuelle tel un carré blanc décliné de manière quasi stroboscopique dans un jeux géométrique infernal et hypnotisant, produit par la lumière d’un projecteur vide, prémices à toute projection. À travers un refus total de hiérarchie, la performance remet en cause la projection traditionnelle à travers un dérèglement de tous les instruments qui la composent (refus de toute mise au point, de cadrage adéquat…). Cet afflux chaotique d’images en noir et blanc s’associe à une musique industrielle non harmonique qui n’est pas conçue comme un simple accompagnement ; le projet MetalkinG repose, au contraire, sur une interaction constante et très dynamique entre image, son et public, faisant de chaque performance un événement intense et unique : « Et kino up your ears » !
Pour cette dixième édition anniversaire tous les projets, qu’ils soient développés en laboratoire ou travaillés chez soi, qu’ils soient en pellicule (Super 8, 16mm, 35mm) ou en vidéo, en projection simple ou multiple, qu’ils soient solitaires ou collectifs montrent toujours des intentions singulières par rapport au noir et blanc. Au fil des séances, formes fictionnelles, documentaires, contemplatives, minimales et poétiques s’entrecroisent, traitées en noir et blanc pur ou mélangées à la couleur, témoignant une fois encore de la persistance des pratiques du noir et blanc en matière de cinéma différent.
Gabrielle Reiner,
Pour une persistance du noir et blanc au cinéma
Paris, le 20 octobre 2008