… Et puis comment, pourquoi, je ne sais plus très bien, je me suis retrouvée Rue des Ursulines.
Il y avait déjà la salle de cinéma de cette rue, que je fréquentais souvent, et, lors du changement de direction, de plus en plus souvent. D’ailleurs, je n’allais plus voir « un film ». J’allais voir « la programmation » du Studio des Ursulines. Et en face, vivaient Marcel Hanoun et sa compagne, Maria Landau.
Deux ans après mon arrivée à Paris, à quelques encablures de la Closerie des Lilas, j’étais invitée à venir discuter, dans le salon ouvert de Maria, avec Marcel, d’autres gens que connaissait Marcel, des gens que connaissait Maria aussi.
Et c’est sans doute là que tout a commencé.
À Paris, au début des années 1990, pour des étudiants de vingt ans, ni héritiers, ni fils ou filles de, le cinéma se passait « Chez Marcel » ou plutôt « Chez Maria » où vivait Marcel. Nous y étions accueillis, souvent nourris, et logés lorsque les derniers rataient leur train de banlieue.
Il y eut le choc du visionnement de Octobre à Madrid.
Et d’autres films, de d’autres cinéastes. Et les rencontres.
Ce beau mec, super jeune, muet, au regard glacial, assis sur l’un des fauteuils du salon. Le beau mec super jeune ne disait mot.
C’était Marc Recha. Nous sommes devenus amis.
Marcel parlait aussi d’un autre cinéaste, de Barcelone, qui s’appelait José Luis Guerin. Et aussi de Jonas Mekas, qui lui écrivait, lui rendait visite. Marcel évoquait, invitait aussi dans le salon de Maria, Noël Burch, Dominique Noguez, des artistes de Bosnie en exil, des prêtres cinéastes, des écrivains polonais…
Un jour, un autre jeune homme était assis dans le salon avant mon arrivée. Jean-Marc Manach. Il avait fondé une revue, L’Armateur. Il était étudiant à Paris VIII, en cinéma. Et Jean-Marc Manach m’embarque. Chez Marcel. Non pas Marcel Hanoun, mais Marcel Mazé, cofondateur du Collectif Jeune Cinéma, dans le mouvement des coopératives pour les films dont j’avais entendu parler grâce au premier Marcel (Hanoun).
A la fin de 1994, nous étions dix, tout au plus. Huit garçons – beaucoup de Paris VIII – et deux filles – l’autre fille, c’était Elizabeth Conter, qui avait rencontré l’un des garçons de Paris 8, dans un club de théâtre de Paris III, et comme elle aimait le cinéma…Ensuite, j’ai emmené Elizabeth chez Marcel (Hanoun) et ensemble, nous nous sommes occupés de ses films.
Donc nous voilà chez Marcel (Mazé), dans son salon, avec vue imprenable sur la sortie des « artistes » de l’Olympia. Et avec « D’un Cinéma L’autre » nous allions faire, nous aussi, un festival de cinéma différent. Nous avons dû passer tout l’automne 1994 et l’hiver 1995, bien au chaud dans le salon de Marcel (Mazé) avec quelques expéditions dans le salon de Marcel (Hanoun). Certains d’entre nous – nous n’évoquions jamais les situations individuelles, pudeur oblige, le cinéma seul, et l’envie de nous amuser aussi, nous réunissaient – vivaient dans des entresols en sous-location et sans chauffage.
Cet hiver-là, nous avons beaucoup crié et beaucoup ri, mais surtout crié. Fallait-il employer le terme « incunable » pour les films réalisés il y a un certain temps ? Le terme « narratif différent » était-il adapté aux films encore figuratifs ?
Et entre toutes ces discussions et ces cris, on buvait des bières, du vin. On mâtait Ophélie Winter qui sortait par la porte des artistes de l’Olympia. On visionnait des films que Marcel (Mazé) avait en stock, avec un projecteur 16 mm, sur le mur blanc du salon.
Lorsque le dernier métro était passé, on rentrait parfois avec une dame, dont la voiture personnelle était conduite par une autre dame. Il s’agissait de Madame Samson François.
Le trajet n’était pas direct. Madame Samson François déposait elle-même les lettres qu’elle avait écrites au domicile de ses destinataires. Mais il y avait du chauffage dans la voiture, et la conversation ne manquait pas de piquant.
Le ministère de la Culture, par la Drac Ile-de-France, nous a ouvert sa porte. Nous l’avons passé à cinq. Courageuse Fabienne Bernard de nous avoir trouvé à chacun une chaise dans son petit bureau. Elle nous a aidé pour que nous soit accordée une subvention de 50 000 francs dédiés à notre futur festival de « cinéma autre ».
Dans la nuit, nos CV ont dû tous prendre une ligne « projet de festival soutenu par le Ministère de la Culture » tant nous n’en revenions pas. Notre dossier devait comprendre 100 pages pour que chaque sensibilité en cinéma des membres alors nommés « fondateurs » soit présente et respectée.
Mais il fallait attendre, et encore attendre.
Un soir, je crois que j’ai pris la parole. On avait passé l’automne et l’hiver à réfléchir, à concevoir, à écrire. Pourquoi attendre ? Et pourquoi juste « un festival » ? Pourquoi pas des projections, régulières, tous les mois ? Nous avions le principal : les films, dit « différents » et un principe de sélection et de programmation : celle ou celui le plus proche de tel genre de cinéma s’occupait de la sélection et du choix des films.
Qui a trouvé le lieu Confluences dirigé par Jean Diard ? Je ne me souviens plus.
Et nous nous sommes lancés, une nuit de printemps 1995, pour douze heures de projection d’affilées.
Tous sur le pont : à l’entrée, au bar, en arrière-cuisine pour confectionner les sandwichs, en cabine – pas mal les souvenirs de cabine des projections mensuelles de D’Un cinéma l’Autre : projectionniste bénévole qui avait un peu trop fumé pour faire tourner un projo 35 mm, film Super 8 qui crame, auteur-réalisateur de film Super 8 dont nous n’avions pas calé synchro, l’image, et le son, en K7 audio et qui montait nous voir, furibard, etc, etc…
Cela a duré deux ans, peut-être trois.
Quinze années après, à Paris, en Province, les lieux et occasions de voir des films « différents », des installations, des performances, des films expérimentaux, sont peut-être nombreuses, mais au milieu des années 1990, nous n’étions qu’une poignée à donner une visibilité à ces œuvres qui, selon nous, appartenaient aussi au cinéma.
Avec une régularité de pro, nous avons été présents, tous les mois, à Confluences, plus de deux années consécutives.
J’ai quitté D’un Cinéma l’Autre, à l’aube de la première édition du Festival, à l’origine de toutes ces rencontres. Je l’ai quitté, la mort dans l’âme, pour aller gagner ma vie, en Alsace.
Ma dernière action fût de contribuer à trouver un lieu, à Paris, pour le Festival. J’étais désespérée à la lecture des devis proposés par les lieux dit « Art et essai ». Comme pour les étudiants de vingt ans, ni « héritiers », ni « fils ou fille de », lutter contre la spéculation financière pour installer un festival de cinéma différent en plein Paris relevait de l’exploit. Grâce au cinéma La Clef, à l’accueil de ses dirigeants, aux prix accessibles pratiqués, nous avons évité de justesse « l’expulsion ».
Inventer des choses en cinéma au cœur de Paris était donc possible.
Que soit ici chaleureusement saluées toutes ces rencontres fondatrices de la suite de mon propre parcours, les fondateurs et amis de D’un Cinéma l’Autre, du Collectif Jeune Cinéma, Jean-Marc, Marcel et Marcel, Jean, Laurent, Mathieu, Neil, Francis, Elizabeth, Olivier, Alexandre, Claude Brunel, Georges, Christine, Roger, et tous les autres.
Karine Prévoteau, Barcelone, novembre 2008
(K.P. est actuellement en écriture de thèse « Histoire, Sociologie et Economie de la diffusion des films d’Asie, d’Amérique Latine et d’Afrique, dans les salles, en France de 1990 à nos jours et coproductrice et distri- butrice avec CINE ACT, une coopérative pour les films fondée en 2005).