Lasting images (2003) de Joana Hadjithomas et de Khalil Joreige est un film presque blanc. La pellicule super 8 – transposée sur numérique – défile, arborant à sa surface vieillie, jaunie, les craquelures, rayures et les crépitements optiques du temps. Peu à peu, apparaissent la découpe d’un paysage urbain, des silhouettes pareilles à de drôles d’auras lumineuses, des traces de présence détectées également par la bande sonore avec des bruits non identifiables, une respiration, des pas, un effet de larsen. Le film a l’allure d’un film expérimental de Stan Brakhage, Moonlight (1963) où la nervure des feuilles fait écho aux éraflures de la pellicule mise à nu. Pourtant il ne s’agit pas d’un film vierge mais voilé. Il a été récupéré par les deux artistes qui ont souhaité le développer après plus de quinze ans, travaillant sur la correction des couleurs, les couches, pour faire apparaître malgré tout de ces zones blanches quelques images. Ce film a été tourné par l’oncle de Khalil Joreige kidnappé durant la guerre civile comme 17000 autres libanais dont on ne sait toujours rien. Il témoigne de l’insistance des deux artistes, vivant entre la France et le Liban, à refuser de laisser disparaître sa trace, à faire jaillir ce qu’il nomme une « image latente ».
Le médium semble ici pensé dans sa capacité d’enregistrement et de retranscription, mais ce que Joana Hadjithomas et Khalil Joreige interrogent, ce sont les conditions de son apparition, de son dévoilement. Une autre image sur fond blanc est la photographie intitulée Les images latentes, 3ème volet du projet Wonder Beirut (1997-2006). On aperçoit des rouleaux de films étiquetés, rangés dans un tiroir en bois, répertoriés dans le carnet d’un personnage fictif, Abdallah Farah. Celui-ci aurait eu un studio à Beyrouth, l’aurait vu brûler, aurait rapporté la difficulté pour un photographe libanais de fabriquer des images face au manque de papier photo ou de révélateur. Parfois, aurait-il témoigné, il ne pouvait pas développer ses photographies, réduisant sa production à la prise de vue, consignant méticuleusement la description de ces « images latentes » dans un carnet. Pour Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, la question qui se pose est « quand verra-t-on cette image ? Et dans quelles conditions économiques, politiques ? »
Dans leur contexte de vie et de travail qu’est Beyrouth, l’« image latente » est une respiration, un déploiement de temporalité qui vient répondre à l’image conçue comme document, preuve affirmative, arrêtant les certitudes, venant étayer les discours radicaux des politiques ou attendus des médias. Toujours avec toi (2001- 2008) est une vidéo qui montre l’accumulation voire la saturation des slogans et des affiches dans l’espace public de la ville.
« L’image latente, explique Khalil Joreige, vient se poser contre les flux d’images lisses, consommées comme produits, qui n’arrêtent rien, ne retiennent rien. » Il s’agit pour les deux artistes de révéler le potentiel de l’image, de déployer différents dispositifs – cinématographiques ou installations – qui rétablissent une forme de temporalité. L’« image latente » est semblable à une image mnémonique. Qu’elle prenne corps par rapport à l’enregistrement des traces du réel (Lasting images), aux conditions de production (Les images latentes, 3ème volet du projet Wonder Beirut), elle cherche à jeter un pont entre l’image de reproductibilité technique et l’intensité de l’expérience qui l’impulse.
Dans cette perspective, ce qui fonde l’insistance à faire image, la persévérance à élaborer une œuvre est la réactivité des deux artistes au monde et à ses bouleversements. Réagir face à la guerre du Liban en 2006 en proposant un film Je veux voir (2008) où se reflète dans les yeux d’une star de cinéma, Catherine Deneuve, le paysage ravagé du pays. Réagir lorsqu’une copie d’un de leurs films est volée au Yémen – où l’intérêt pour le cinéma ne dépasse pas son application à la propagande –, en réalisant un film enquêtant sur cette disparition, Le film perdu (2001).
A chaque fois, l’œuvre jaillit des chocs entre la sensibilité et le monde. Elle semble réactive et se nourrit de rencontres, des hasards de la vie, de l’aléatoire d’une prise de vue. Je veux voir court-circuite toute idée de scénario en substituant à une trame narrative des points de passage prévus dans l’itinéraire de Rabih Mroué et Catherine Deneuve. Les acteurs jouent leur propre rôle et on ne sait jamais si ce qui advient sur l’écran était intentionnel ou non, les altercations des milices chiites, le vol des avions israéliens au dessus de la voiture, la route prise par erreur qui peut avoir été minée.
Toute idée d’une œuvre comme expression, comme ancrage dans ce que Kandinsky désignait par nécessité intérieure, où le geste artistique vient prolonger dans l’œuvre une tension intériorisée, semble s’effacer au profit d’une dispersion de soi au gré de ces différents chocs, à chaque contact entre intériorité et extériorité. D’ailleurs comment penser cette nécessité intérieure dans une œuvre menée à deux ? Il y aurait la répétition de cette idée d’« image latente » au gré de chaque projet, présente sous les multiples aspects des médiums (cinéma, vidéo, installations, photographie). L’œuvre ne semble arborer d’unité que celle insufflée par la réflexion, l’intellect, l’intention. Pourtant elle se présente dans une cohésion qui ne peut être étrangère ou commandée. Il en irait d’un impératif qui se tisse dans un lien, non pas celui entre l’être et le monde à la façon de Kandinsky, mais dans le croisement entre deux êtres et deux médiums, cinématographique et photographique.
180 secondes d’images rémanentes (2006) propose, accrochés bord à bord au mur, 4500 photogrammes du film Lasting images. Ces vignettes, dessinant une spirale géante, semblent vouloir fixer dans le temps d’un regard la durée du film. Elles évoquent la série Interior Theaters de Hiroshi Sugimoto dans laquelle il photographie l’intérieur des théâtres reconvertis en salle de cinéma, laissant l’objectif ouvert durant tout le temps de la séance. La photographie obtenue révèle un écran totalement blanc, presque lumineux, les images du film et des spectateur ayant disparu compte tenu du temps très long d’exposition.
L’« image latente » participe du même phénomène : l’ouverture d’une durée cinématographique dans le champ photographique. Ce procédé confond alors les limites des formes, fait advenir leur fusion l’une dans l’autre, dilue les figures dans un blanc parfait. C’est comme si les deux procédés techniques, cinéma et photo, dans leur particularité de capture mécanique du réel, s’annulaient l’un l’autre dans la même affirmation d’une zone de confusion, d’un champ qui se voudrait illimité.
Dans Le cercle de confusion (1997), il s’agit d’une grande photographie de Beyrouth découpée en 3000 morceaux posés sur un miroir. A chacun de s’emparer d’un fragment. La ville, montrée dans un moment d’essor économique et de construction, s’efface peu à peu au profit du reflet d’un territoire partagé, par les spectateurs de l’exposition d’abord, puis renvoyant à la question complexe de « l’être ensemble » dans un pays où musulmans chiites, sunnites et chrétiens maronites, druzes et arabes cohabitent au fil de perpétuelles rivalités et alliances. « Dans notre travail, poursuivent les artistes, il y a la tentative de constituer un territoire, de considérer que dans ce lieu des personnes se retrouvent pour partager une expérience, une expérience de l’image dans une exposition, un rythme au cinéma, une sensation. C’est l’endroit du politique. Il ne faut pas démissionner car ce sont les artistes qui produisent du sens, un sens flottant, alors que les politiques produisent un sens arrêté. »
Ici, semble poindre le lien où s’opère la résonance entre le médium et les artistes. ‘Les cercles de confusion’ est un terme technique utilisé en photographie pour désigner les plus petits points placés l’un à côté de l’autre qu’il est possible de distinguer sur un négatif. La limite visible entre deux points renvoie, par correspondance, à la distance qui sépare Joana Hadjithomas de Khalil Joreige et se fait l’écho profond des multiples frontières séparant les communautés du Liban. Ainsi l’« image latente » ne semble pas un pur produit de l’esprit et de l’intention critique des artistes mais cherche à redéfinir les contours, limites et frontières, à réinventer le rapport à l’autre dans son incarnation au travers de l’image photo-cinématographique.
Daphné Le Sergent
Visuels : Courtesy Galerie In situ /Fabienne Leclerc