Le voile de Mabuse

(première partie), par Fabrice Lauterjung

I.

Il fait noir. Dans l’obscurité, un rideau se distingue. Il est suffisamment opaque pour rendre indistinct les détails cachés derrière, pas assez cependant pour qu’une silhouette en contre-jour ne soit visible, sans que soit possible d’affirmer si elle fait face où tourne le dos.

Des hommes entrent. Ils allument la lumière. Le rideau est désormais nettement visible. La silhouette cachée derrière ne l’est plus, mais une voix, comme un écho, en rappelle la présence. Elle est celle d’un homme qui, autoritaire, donne de précises instructions à ceux venus spécialement les recevoir. C’est dans ce même lieu que l’un deux, tombé amoureux, met un terme au contrat qui l’aliène à ce mystérieux commanditaire. Capturé avec sa fiancée, il se retrouve enfermé, face au rideau et à la voix de son maître. À l’annonce « Vous ne quitterez pas cette pièce vivants », il sort son revolver et tire en direction de celui sensé avoir parlé. Quand il ouvre le rideau, il voit la découpe en bois d’une silhouette masculine assise derrière une table. Il l’a criblée de balles. La voix continue « Il ne vous reste plus que trois heure avant de mourir ». Elle provient d’un haut parleur disposé sur la table. Cette « profanation du rideau » serait une métaphore du film qui la contient : « ce que découvre le couple en transgressant le rideau, c’est ce que découvrirait le spectateur du film, à prendre au sérieux la fiction, à vouloir transgresser la barrière qui conditionne sa croyance à cette fiction, et à déchirer l’écran, ce rideau qui se cache lui-même, pour entrer dans l’espace de sa fausse profondeur »1. C’était en 1933, 6 ans après Le chanteur de jazz, authentifié comme le premier film parlant du cinéma. Le testament du Docteur Mabuse est le deuxième volet d’une trilogie à l’aune de laquelle peut s’observer l’œuvre langienne. Mabuse, personnage créé par le romancier luxembourgeois Norbert Jacques, déjà mis en scène en 1922 dans Le joueur, s’il entre dans un film parlant, onze ans plus tard, reste sans voix. C’est le professeur Baum, psychiatre émérite, qui la lui prête. Un prêt qui lui coûtera sa raison. La chute du professeur est d’abord observée sous la férule de la rationalité, avant que ne se dessinent les contours d’un pacte faustien. Quand il donne son cours sur les dérèglements comportementaux que subissent certaines personnes suite à des traumatismes, il évoque le cas de Mabuse, dont il loue avec une admiration qu’il peine à dissimuler l’exceptionnelle intelligence. Après avoir exposé l’histoire de ce patient hors du commun, et les raisons de son internement, il décrit son état. Mabuse vit emmuré dans le silence, assis dans son lit sans mouvement. Lorsque Baum projette l’image du Docteur, tout l’auditoire manifeste un mouvement de recul…

Puis, le professeur évoque une amélioration qui conduit Mabuse à mimer le geste d’écrire, puis à griffonner sur des papiers des signes incompréhensibles : « les médecins constatèrent une évolution de ses symptômes. Sa main droite (…) écrivait sans jamais s’interrompre, dans l’air, sur le mur, sur sa couverture. Après que lui furent donné crayons et papiers, qu’il couvrit d’abord de gribouillis absurdes, se manifesta l’apparition de mots isolés, puis de phrases, d’abord insensées et confuses jusqu’à devenir conséquentes et logiques ». Illustrant ses paroles, Baum projette deux pages de proto-écriture mabusienne, puis deux nouvelles ou l’espace de la feuille est exploitée en formes inspirées, courbes et lignes de mots. On est en quelque sorte passé d’Antonin Artaud aux surréalistes. Enfin, Mabuse écrit, normalement, de gauche à droite et de haut en bas. Il écrit sans interruption, comme une machine qui écrirait toutes les opérations criminelles possibles. Mabuse mourra sans raison sinon celle d’avoir achevé son œuvre – écrite. Sa voix absente résonne en celle de Baum, légataire testamentaire et porte-parole. En sa voix, la volonté de Mabuse a élu domicile. Le professeur, hypnotisé par le fantôme du récent défunt, ne sera bientôt, selon la formule juridique consacrée, plus responsable. Film sur l’écriture – de l’empreinte au livre, puis de l’écrit à la voix, Le testament du Docteur Mabuse, comme Les temps modernes trois ans plus tard, marque le passage du muet au parlant. Chaplin le montrait dans l’une des dernières scènes de son film, celle du tour de chant. Engagé au restaurant où travaille sa compagne, s’étant montré inapte pour le service en salle, Charlot est recyclé en chanteur, là pour animer un temps la soirée. Etant incapable de se rappeler les paroles de la chanson, il se les fait écrire sur ses manchettes de chemise. À peine entré sur scène, un trop enthousiaste mouvement de bras les lui fait perdre aussitôt. Sans parole écrite, Charlot doit improviser un charabia qui provoque l’hilarité générale et la satisfaction du patron. Au-delà du brio et de la drôlerie que représente cette mise en scène, Chaplin, en laissant échapper les manchettes sur lesquelles figure son texte, ne se débarrasse-t-il pas en même temps des cartons-titres du cinéma muet ? Et ces paroles absconses qu’il profère ensuite, ne disent-elles pas son entrée, par la porte du grotesque, dans le parlant ? Chez Fritz Lang, les nombreux écrits de Mabuse, reprennent précisément la graphie des cartons-titres du cinéma expressionniste muet. Ce sont désormais des feuilles volantes que le professeur Baum récolte avec dévotion au pied du lit de son patient préféré. Baum dont la voix est avant tout acousmatique, « l’homme derrière le rideau ».

II.

Il fait noir. Dans l’obscurité, la silhouette ne parait pas entretenir quelconques ressemblances avec des physionomies connues. Ni Mabuse, ni Baum, ni personne. À notre grand dam, rien, cependant une silhouette cachée derrière un rideau qui à bien y regarder ressemble davantage à un voile.

III.

Dans l’Apologue Antique, quand Zeuxis et Parrhasios confrontent leur talent de peintre, les raisins du premier, certes, surent tromper les oiseaux, mais c’est devant le voile peint du second, que Zeuxis lui-même devait s’écrier : « Alors, et maintenant, montre-nous, toi, ce que tu as fait derrière ça ». Dans son Séminaire XI, les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Jacques Lacan fit remarquer que tromper l’œil d’un oiseau, n’est pas tromper celui d’un homme2. Il est donc probable qu’à nos yeux, les raisins de Zeuxis n’aient aucune valeur mimétique et que son talent d’imitateur, à part impressionner le système optique des aves, ne laisse les autres espèces de la création de marbre…

IV.

À la vision d’un film doublé, l’inadéquation existante entre articulation et émission phoniques, c’est-à-dire entre les mouvements des lèvres d’un personnage et le rythme des paroles prononcées, ne se remarque pas si le doublage est fait dans notre propre langue. Plus précisément, bien que l’accord synchronique soit nié, nous acceptons de croire la voix ancrée au corps du personnage. Un pareil doublage apparaît, en revanche, choquant et maladroit quand un acteur est doublé dans une langue étrangère à celle couramment parlée par le spectateur. La ventriloquie peine à convaincre, pire, elle dit la tromperie avant d’avoir su tromper. Si un trompe-l’œil le devient dès lors qu’il ne trompe plus, le ventriloque trompe yeux et oreilles continument. Le regard du spectateur opère un va et vient permanant entre marionnette, dont la gestuelle accompagne les paroles, et marionnettiste, dont les mouvements des lèvres autant que ceux du corps n’ont d’effets qu’asynchrones aux paroles prêtées à la marionnette. Quand le doublage d’un film est démasqué, les bouches des acteurs se débattent dans le vide, les voix qu’elles sont sensées porter ne s’incarnent pas, elles ne peuvent se départir de ceux qui, hors de l’écran, ratent leur prestidigitation. Bien que… cinématographiquement, voix et image soient irrémédiablement séparées, comme le sont chaque photogram- me entre eux. Tout n’est qu’illusion.

V.

Revenons à la silhouette derrière le rideau et au couple se tenant devant, juste avant que l’homme ne sorte son revolver. Essayons de nous mettre à leur place. Si le voile de Parrhasios, par la perfection de son exécution – perfection cependant circonscrite à la puissance du leurre – pouvait être pris comme vrai, le porteur de cette voix qui s’adresse à ceux venus la recueillir, caché derrière le rideau, sans visage encore, sans nom, dépourvu des contours de la certitude et réduit à l’imprécision d’une silhouette, mais doué de parole au dire de notre ouïe, et que notre raison s’est hâtée à modeler en une seule et même personne, qui est-il ? Tout d’abord puisque je dis « il », sa voix l’attestant, c’est un homme. Toutefois, l’emploi de cet adjectif possessif n’outrepasse-t-il pas les conditions d’écoute en présence desquelles nous nous trouvons ? Ne repose-t-il pas sur un marchandage spéculatif qui serait du domaine de la foi ? Il nous faut y croire pour qu’advienne l’incarnation dont les effets, sans notre assentiment, resteraient cois. Entre sa voix et sa silhouette se joue en cet instant ce que l’imparfaite traduction de la phrase « O utinam a nostro secedere corpore possem » joue à celui qui piste l’énigme de Narcisse. À l’instant où celui-ci s’éprend de lui-même, ce n’est pas son image qui le trompe, mais son corps qu’il croit partager avec elle : « Oh, que ne puis-je me séparer de notre corps » se lamente-t-il. Il dit bien notre corps et non pas mon corps au contraire de fréquentes traductions qui nous égarent plus qu’elles nous permettent de cerner le drame qui se cache en cette séparation incomprise 3. L’homme derrière le rideau, entre sa voix et sa silhouette se partage aussi un corps, que le rideau devant lequel nous sommes, dont je disais tout à l’heure qu’il ressemblait à un voile, voile justement le partage. Envisager quelqu’un plutôt qu’une silhouette, c’est ne voir en elle que le travestissement de notre vérité cachée derrière un rideau. C’est plier l’opacité du rideau à notre bon vouloir et contourner sa fonction séparatrice. « La vérité est cachée là derrière » nous disons-nous. Notons toutefois qu’en ce raisonnement, il nous a fallu accorder à l’image et au son un pouvoir indiciaire que l’un et l’autre, isolément, ne peuvent satisfaire. La voix et cette silhouette derrière le rideau ne partagent pas forcément le même corps.

VI.

Vous avez constaté le désagrément que peut occasionner l’écoute de sa propre voix, après qu’elle fut enregistrée, ou lorsqu’amplifiée elle vous revient aux oreilles comme la parole d’un autre. Ne vous êtes-vous jamais exprimé : « cette voix ne ressemble pas à la mienne » ? Vous avez peut-être commis parfois la métonymie suivante en vous exclamant : « cette voix ne me ressemble pas ». En quoi vous aviez raison : elle ne vous ressemble pas, elle vous représente. Il est intéressant d’observer la réaction d’un acteur qui se découvre avec la voix d’un autre. Il semble faire la découverte d’un intrus qui, en quelque sorte, lui aurait piqué son corps le temps d’un film. À l’inverse, le doubleur ne ressent pas son intégrité physique menacée par le corps du personnage à qui il prête sa voix. C’est lui qui prête et pourtant, c’est l’autre qui se sent dépossédé.

VII.

Un homme d’une trentaine d’années m’expliquait avoir écouté de vieilles cassettes audio – enregistrements de son enfance – ses parents ayant voulu sans doute immortaliser la voix de leur fils ou, plus pragmatiquement, l’archiver. Il entendait ce qu’il avait dit vingt-cinq ans plus tôt. Il eut d’abord l’impression qu’il n’était pas cet enfant qui parlait. Les minutes d’écoute passant, il acceptait cette voix. Par résignation d’abord. Puis s’y habituant, elle finissait par lui devenir familière, comme celle d’un proche, un ami de longue date, un parent. L’enfant qu’il écoutait ressemblait à celui dont parle Bernanos dans ses « grands cimetières sous la lune » : « Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus (…), l’enfant que je fus et qui est à présent pour moi comme un aïeul ». C’était comme si, d’un instant de sa vie, il était dépossédé. Comme si cet instant pouvait exister indépendamment de lui, répétable à souhait.

À suivre…
 

Fabrice Lauterjung

 

Notes

 

(1) Michel Chion, La voix au cinéma, «Les silences de Mabuse», Ed. Cahiers du cinéma, p. 46.

(2) Jacques Lacan, Séminaire XI, les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, «Qu’est-ce qu’un tableau ?», Ed. du Seuil, p 127.

(3) Voir Pierre Legendre, Dieu au miroir, L’instance de représentation pour le sujet, Ed. Fayard, p 41.

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