20 ans et quelques au CJC

Frédéric Tachou

20 ans et quelques au CJC

1 — 1999-2004

J’entrais au CJC avec Totem (1998), film réalisé pour la 1ère Biennale du Godemichet, exposition hommage à Marcel Duchamp organisée par Le Centre Gay et Lesbien de Paris. J’avais brandi ma caméra Super 8 à bout de bras, sans deviner que ce film marquerait un tournant du destin. Un geste artistique replacé au centre de la pratique du cinéma, l’indépendance absolue, une sphère expérimentale accueillante, bienveillante, stimulante et aidante, voilà en effet vers quoi le destin prit le tournant. Très vite, il y eut les rencontres avec Bernard Cerf, Laurence Rebouillon, Marcel Mazé, Stéphane Marti, Frédérique Devaux, Raphaël Bassan, Pierre Merejkowsky, Pip Chodorov et de nombreux autres personnages, constituant à l’époque le noyau dur du Collectif Jeune Cinéma qui connaissait au même moment un renouveau important avec la création du Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris (FCDEP).

Marcel Mazé, alors président de la coopérative, était quelqu’un d’étonnant, faiseur de cinéastes beaucoup plus que cinéaste lui-même, extraordinairement curieux des autres, attentif, encourageant, rassurant. Il incarnait ce qui fait l’essence du CJC : l’accueil sans prescription esthétique de cinéastes pratiquant un cinéma différent et expérimental. Bonne ou mauvaise, c’est une orientation qui se perpétue, aussi bien dans la forme de son organisation que dans les différentes modalités pratiques de ses activités. Outre celui des coopérateur.rice.s cité.e.s à l’instant, je découvris le travail de Colas Ricard, Cécile Ravel, Dominik Lange, Philippe Cote, Carole Contant, Fabien Rennet, Derek Woolfenden, Yves-Marie Mahé, Gérard Cairaschi, des Brigades S’Marti (Isabelle Blanche, Gilles Touzeau, Orland Roy, Delphine Legros, Sarah Darmon et beaucoup d’autres), et constatais comment tous ces mondes cohabitaient parfaitement. Le CJC est intrinsèquement anti-identitaire.

2 — 2004-2011

À partir des années 2004-2005, je participais très régulièrement au comité de visionnage nouvellement créé, ayant en charge de faire entrer de nouveaux films au catalogue. On se retrouvait au 11 rue Carpeaux avec Pip Chodorov, Dominik Lange, Frédérique Devaux, Raphaël Sevet et quelques autres pour débattre, parfois passionnément, sur les qualités et les défauts de tel ou tel film.
Dans la dynamique d’un festival renaissant, nous en recevions de plus en plus, soit de coopérateur.rice.s dont des œuvres étaient déjà inscrites au catalogue, soit de nouveaux.elles cinéastes. La politique des portes grandes ouvertes trouva alors ses limites. Fallait-il tout accepter, faire des choix, mais sur quels critères ? Ce fut alors un débat « politique » important au sein du CJC. Quelque temps après, un autre débat nous occupa concernant les modalités de sélection des films pour le festival : la sélection doit-elle refléter l’orientation esthétique de son directeur ou de sa directrice par souci de clarté, de cohérence « éditoriale », de lisibilité, ou bien résulter de choix plus collectifs, ouverts, quitte à offrir un panorama de films plus hétérogène, voire confus ? Enfin, un troisième sujet fit l’objet de discussions, parfois vives lors de nos assemblées générales : le maintient de la double activité, festival et distribution. Sans m’étendre longuement sur le contexte, je rappellerais seulement qu’après la crise de 2008, nous avons commencé à sentir la tendance baissière des soutiens financiers institutionnels.
Le festival, constituant la locomotive du CJC beaucoup plus que la distribution, s’est donc posée la question d’abandonner cette dernière pour concentrer nos énergies et les moyens financiers sur le premier. Un tel changement de culture et de vocation ne pouvait pas s’imposer, et impliquait
de surcroît de renoncer aux subventions « diffusion ».

3 — 2012

La locomotive-festival, déjà rodée par les mains expertes des programmatrices, programmateurs, directrices et directeurs qui l’avaient conduite tour à tour, nous sentions néanmoins qu’il fallait en augmenter la puissance pour affronter les difficultés financières menaçantes. Nous devions faire un festival attirant de nouveaux publics, avec davantage d’accompagnement éditorial, le tout avec moins de frais. C’est là que nous décidâmes de systématiser son caractère thématique, d’organiser les programmes thématiques en partenariat avec d’autres structures, de ne projeter les lms de la compétition qu’une seule fois pour en doubler le nombre dans une grille inchangée, de remplacer le programme-dépliant par un vrai catalogue contenant des articles et des textes valorisant notre « expertise collective » du cinéma différent et expérimental. On changea de graphistes pour Anna Chevance et Mathias Reynoird de l’atelier Tout va bien, qui renouvelèrent en profondeur notre style. Enfin, on transforma le fonctionnement du jury, introduit par Bernard Cerf, pour rendre publiques ses délibérations. Ça faisait beaucoup de changements d’un seul coup, mais grâce au soutien de Laurence Rebouillon, alors présidente du CJC, et de Daphné Hérétakis, coordinatrice du festival, nous nous sommes mis.e.s au travail. Je proposais de tourner nos regards vers l’Est pour l’édition 2012. Pip Chodorov ouvrit son carnet d’adresses et nous livra deux ou trois noms, dont celui d’Arturas Jevdokimovas qui organisa un focus sur l’expérimental lituanien. Nous invitâmes de Moscou le représentant de Cinefantom, Andrej Silvestrov et, grâce à Irina Tcherneva, nous eûmes l’immense privilège de recevoir Artur Aristakisyan venu présenter Mesto na zemlje. En guise de structures partenaires, nous organisâmes avec le Centre tchèque une soirée avec Martin Čihák, professeur de la FAMU haut en couleurs, et avec l’aide de Dunja Jelenkovic, un programme au Centre culturel serbe. J’avoue conserver au fond de moi un souvenir émotionnel particulièrement intense de cette édition de 2012.

4 — Maintenant, demain

Passer le relais sur le festival en 2018 n’a pas posé de problème. Au contraire ! La réussite de la formule suscitait des envies de s’investir de la part de nombreux.euses jeunes coopérateur.rice.s, et il était parfaitement naturel de leur offrir les moyens d’agir en toute liberté et de plein droit. Le festival est l’interface vivante par laquelle le CJC est en contact avec de très nombreux foyers créatifs à travers le monde, cinéastes, programmateur.ice.s, festivals, distributeurs, structures de toute nature, etc. C’est par le biais des sélections pour la compétition internationale qu’est alimenté le catalogue, reflet des grandes tendances du cinéma différent et expérimental.
D’autre part, le travail d’évaluation critique constant et collectif, permet d’entretenir au sein du CJC une capacité d’éditorialisation pertinente des œuvres dans des perspectives très larges : comparatives, historiques, philosophiques, queer et politiques. La combinaison de ces deux facteurs assure au CJC une pleine reconnaissance en tant que distributeur dans la constellation mondiale du cinéma expérimental. C’est donc un privilège pour un.e cinéaste de faire partie de son catalogue.

Ceci étant posé, pour jouer pleinement son rôle dans cette constellation, le CJC doit, certes, disposer d’outils numériques adéquats, mais penser précisément leurs usages. Nous devons concevoir différemment le rapport cinéaste-coopérative-programmateur.ice. Le modèle classique de la location des films doit être conservé, mais la plus grande quantité possible de données relatives à la vie et à l’histoire du CJC, les documents iconographiques, photographiques, les documents audiovisuels
ou sonores, articles, textes, notes, story-boards, dossiers artistiques et techniques relatifs aux films du catalogue, doivent devenir accessibles gratuitement. De très nombreux.euses coopérateur.rice.s nous fournissent beaucoup de documents, comprenant l’intérêt d’offrir à leurs œuvres un environnement solide et pérenne, car le CJC, outre la distribution, la conservation et l’encadrement éditorial des films, procure une garantie de fiabilité des données, et ce sera aussi son rôle de coopérative à l’avenir.

Avec Théo Deliyannis, l’administrateur actuel du CJC, et Judit Naranjo Ribó, responsable du Pôle transmission, nous travaillons sans relâche à la mise au point de ces nouveaux outils et de leurs contenus. Accompagnés et soutenus par tou.te.s les coopérateur.rice.s s’investissant dans nos activités, nous sommes parvenu.e.s à impulser au CJC l’élan et le désir de ces nouvelles dimensions, traçant pour le futur le chemin des promesses et des satisfactions.

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