Le plateau, bordure bord cadre

par Marc Barbé

Mes premières appréhensions concernant l’avènement du numérique me sont venues en tant qu’acteur d’un objet désormais omniprésent sur les plateaux de tournage : le « combo » — il s’agit d’un retour sur un écran vidéo de l’image filmée. Cet objet sert à vérifier (le réalisateur « vérifie » ce que filme le cadreur, le chef opérateur « vérifie » sa lumière , le cadreur « vérifie » ce qu’il vient de filmer, la scripte et une somme variable de badauds vérifient dieu sait quoi).
Par-delà les indéniables services qu’il peut rendre (pour les plans séquences complexes, par exemple), cet instrument provoque une dilution extrêmement déprimante de la concentration nécessaire sur un plateau. Généralement, après chaque prise, tout le monde se précipite derrière le « combo » afin de « vérifier », tandis que les acteurs maussades tournent en rond sur les lieux du crime ou s’en vont passer un coup de fil sur leur téléphone portable, ou si on les y autorise « vérifient » eux aussi quelque chose.

J’ai vu un réalisateur, accroupi au pied de la caméra (la seule place d’où on peut voir quelque chose, je lui en rends grâce), un petit retour vidéo sur les genoux, dodeliner de la tête tout au long d’une prise tandis que son regard oscillait entre nous (les acteurs) et son petit écran. Il va sans dire que durant toute la scène ma seule pensée était : « Mais pourquoi il hoche la tête comme ça, qu’est-ce qui ne va pas ? ». Je doute que cette prise ait été montée.
J’ai même vu un machiniste (Machino, Ô Machino, ami et complice secret, nos corps liés !) pousser un travelling l’œil rivé sur le petit retour vidéo fixé au sommet de la caméra. Qu’y pouvait- il bien voir ? Et comment pouvait-il épouser les mouvements de l’acteur, qui s‘annoncent bien souvent par le sursaut d’un orteil qui n’est pas dans le cadre (les acteurs sont idiots et inquiets; comme les chiens, ils sont secoués à des endroits improbables du corps par des spasmes annonciateurs d’un mouvement à venir que les machinos savent reconnaître)?

Ces pratiques pour le moins déroutantes gagnent désormais la lumière au cinéma, qui devient avec la HD affaire de post- production : « On verra plus tard. »
Quel geste reste-t-il au plateau? Qu’y faisons-nous?
Que murmurer — à l’oreille d’un directeur de la photo, d’un acteur, d’un machiniste, d’un cadreur — qui nous lie encore dans un geste audacieux, enfantin, irréversible de cinéma?

 

Marc Barbé

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