A une impatiente, à un indifférent
J’ai été la seule spectatrice d’un film qui sans exister encore était déjà beau, qui n’existant plus pose encore les questions du pourquoi des images, de ce qu’elles représentent, de ce qu’elles cachent – et surtout de ce qu’elles nient.
C’est un film que sa réalisatrice a détruit. Cette femme, que j’appellerai Monelle et dont la modestie souffre déjà de cette évocation déguisée, m’a conjuré de taire son nom. J’ajouterai simplement que le cinéma reste pour elle une plaie béante, tout comme l’histoire qu’elle voulait lui faire raconter.
Monelle disait qu’il n’était plus temps de faire son film ; que le moment de telles images était passé, qu’elle ne pouvait que refaire les images des autres, et que, dès lors, son projet n’avait plus de raison d’être.
- Je ne me sens pas l’âme postmoderne, disait-elle en rigolant lorsqu’on lui demandait ce qu’il en était advenu. Mon film est un film qui a déjà été fait, des milliers de fois.
Et elle changeait de sujet.
Si elle ne pouvait tolérer d’en parler, c’est qu’il s’agissait, pour Monelle, d’images qui portaient en elles leur propre impossibilité, l’annulation - l’épuisement de leur nécessité même.
S/N, ou : la bande-son était un déchirement
Le film de Monelle devait s’appeler au début S/N, ce qui en anglais veut dire : « signal to noise ratio ». Par là, elle entendait rendre compte du taux de bruit par rapport au signal attendu : la prolifération d’événements, de nouvelles, de rencontres, de gens, tout ce qui affluait alors qu’elle attendait un seul signe. L’appel, la visite, la surprise, la mort - un indice quelconque - d’un homme qui avait bouleversé sa vie. Et c’est de l’intensification de ce rapport qui se minimisait jusqu’au douloureux zéro absolu, qu’elle voulait rendre compte dans les sons du film. De son silence à lui, de son cri à elle.
Elle disait : dans ma tête ce projet est déjà une fin, déjà inconcevable : je n’entends plus rien, le S/N est devenu ∞/0, une valeur impossible à concevoir. Que veux-tu qu’il surgisse lorsque tout a été déjà dit ; et tout ce que je pourrais improviser, il ne l’entendra pas, ne le verra pas, Lui.
Et donc, au lieu de crier, elle se taisait.
Plans-séquences d’une absence
Tourné en 16mm (toujours Kodak, je cultive l’Empire, disait-elle), elle avait appris dans son île septentrionale à manier la pellicule, à lui donner une nouvelle peau. Le travail plastique qu’elle avait opéré sur chacun des photogrammes donnait à l’ensemble une matérialité vaporeuse. Je lui ai suggéré de rebaptiser son film Impression: épiphanie du leurre. Ça ne lui a pas plu.
Elle voulait des strates d’absence, à travers des plans fixes qui évoqueraient un absent. Elle appelait cette partie « invocation ». Parce qu’invoquer, me disait-elle, n’est que la forme la plus pure de crier une absence, lorsqu’on attend.
Elle attendait donc, et pour cela tous les plans étaient fixes, quoique frémissants. J’attends, je tremble: il est normal que je n’utilise pas de pied, disait-elle comme pour se justifier.
J’aurais dû tomber amoureuse d’un escargot, disait-elle parfois ; j’aurais pu filmer sa trace, et tu aurais eu des plans séquences plus labyrinthiques. Ou j’aurais pu jeter la caméra à la suite de n’importe quel homme fuyant, pour que le film ait vraiment mal. J’aurais pu, moi, rigoler en imaginant sa pauvre caméra écrasée par terre, mais Monelle avait un air si solennel que je me tus. Elle me dit cela un soir où on évoquait la séquence de fin de La Maman et la putain de Jean Eustache. J’y ai pensé aussi. Mais à quoi bon?
A quoi bon, oui.
Exorcismes: figurer l’oubli
Une radiographie de l’attente, une épistémologie de l’oubli – voilà ce qu’elle rêvait de créer, en évoquant la figure d’un homme qui ne devait jamais revenir dans sa vie.
Elle ne trouvait plus de sens à ces images, puisqu’elle disait ne pas avoir la stature de Duras pour oser un Homme Atlantique, de Blanchot pour écrire l’oubli, le silence et le désastre, de Cioran ou de Desnos pour évoquer la mélancolie de L’Etoile de mer lorsque je lui énumérais ces horizons poétiques.
Même si elle ne parlait jamais sur le ton de la plainte, elle m’agaçait. Je lui en voulais de se mépriser, de se comparer à toute l’histoire du cinéma, qu’elle connaissait bien mieux que moi. J’aurais pu douter de son talent artistique, si je n’avais déjà vu quelques-unes de ses photographies et lu quelques poèmes qu’elle tenait soigneusement cachés.
Si je l’oublie, c’est que rien dans mon film ne l’appellera plus, Lui. Or, j’ai besoin de faire ce film car je suis hantée, j’ai be- soin de m’immoler, de L’exorciser. Ce n’est pas encore le néant de mon oubli de Lui.
Du monochrome au miroir du temps perdu, ou: détruire, dit-elle
Un jour de novembre, elle me laissa un message. Elle disait simplement, d’une voix presque joyeuse: «J’ai trouvé. «I’ll be leaving on the fairest of the seasons»».
Au début j’ai cru que la chanson de Nico lui avait donné des idées pour finir le film, qui était quand même bien avancé. Mais ensuite, je me suis rendue à l’évidence. Je savais très bien, sans vouloir me l’avouer, ce qu’elle avait fait. Elle avait inondé son film de lumière.
Quelques jours après, j’allai la voir. Elle me montra un film d’une dizaine de minutes, plutôt des images surexposées, avec d’autres plans que je connaissais, devenus presque abstraits. Il s’appelait maintenant «Replie-toi à l’intérieur de ton ombre», titre inspiré de Jean-Pierre Duprey. Elle avait utilisé une musique d’Arvo Pärt, Spiegel im Spiegel, et sa voix lisait des poèmes que j’avais écrit du temps où j’étais jeune. Sa dédicace, le seul élément qu’elle m’ait autorisé à reproduire ici puisque c’est la seule chose qu’il reste du film, était la suivante: «Petite sœur gnossienne : de miroir à miroir, nous ne vivons que de reflets brisés. Je pourrai au moins dire que j’ai inventé le double du monochrome blanc. Mais il est trop tard pour ce film. Depuis longtemps, il est déjà trop tard».
Gabriela Trujillo