En publiant Cinéma et abstraction : des croisements, la collection des Cahiers de Paris expérimental sʼachève donc sur une étude de Raphaël Bassan [1]. Accompagnée dʼentretiens avec cinq cinéastes contemporains, celle-ci permet dʼembrasser presque un siècle de cinéma abstrait. Raphaël Bassan sʼexplique sur les tenants et les aboutissants de son engagement.
Dans Pléiades d’abstractions sur le siècle, texte que vous venez de publier dans la collection des Cahiers de Paris expérimental (Cinéma et abstraction : des croisements, n ° 25), vous vous efforcez de tisser des liens entre les pionniers du cinéma expérimental et des cinéastes contemporains.
Ce texte prend sa source dans un entretien que jʼai accordé, en février 2005, à Gisèle Breteau-Skira, rédactrice en chef de la revue Zeuxis, alors trimestrielle. Cette interview est parue dans le numéro 17 du magazine (mars-mai 2005, pages 20 à 23), sous une rubrique qui sʼappelait (et se nomme toujours dʼailleurs) : Questions de cinéma. Gisèle me demande, alors, si je peux, pour les numéros suivants, esquisser une histoire des typologies du cinéma expérimental. Les premiers thèmes que je choisis de traiter étaient lʼabstraction (parce que lorsquʼon songe à lʼexpérimental, les œuvres de Ruttmann, Richter et Fischinger sont les premières à venir à lʼesprit, même sʼils ne représentent quʼune partie du cinéma dit expérimental), le cinéma de found footage et le Cinéma au long cours.
Ce troisième projet était moins orthodoxe que les autres, car je souhaitais évoquer un certain nombre de longs métrages expérimentaux réalisés alors (Schuss ! de Nicolas Rey, Istanbul de Martine Rousset et Playdead de Derek Woolfenden, entre autres, dʼailleurs présentés aux 7e et 8e festivals des Cinémas Différents de Paris) qui, de par leur format, étaient difficilement programmés et ne pouvaient non plus être chroniqués dans une revue comme Bref. Dans Pléiades d’abstractions sur le siècle, jʼai délibérément opté pour une approche pédagogique de ce corpus, car il me semble que tout en découvrant le travail de cinéastes expérimentaux contemporains, il faille les inscrire dans une histoire. Certains jeunes cinéastes que jʼai interviewés mʼont dit quʼils avaient commencé à réaliser des films expérimentaux sans savoir ce que cʼétait ni que ce cinéma possédait une histoire.
Jʼai en tête lʼexemple suivant : lorsque la London Film-MakersʼCocooperative naît en 1966 [2], un théoricien, David Curtis, grand connaisseur de lʼavant-garde internationale et américaine quʼil programmait régulièrement, fait prendre conscience à Malcolm LeGrice (un des fondateurs du groupe qui venait des arts plastiques et ignorait cette tradition filmique) que son travail sʼinscrit dans la continuité des avant-gardes. Le cinéma expérimental britannique devient alors lʼun des plus importants au monde jusquʼà la fin des années 1970, et les cinéastes produisent un grand nombre de textes sur leurs activités.
En fait, les choses se répètent partiellement et, entre chaque vague, il y a des creux et des oublis, parce quʼil nʼy a pas de véritable suivi critique du cinéma expérimental. En France, les revues traditionnelles sʼen désintéressant, comme dʼautres territoires de recherche dʼailleurs, et je pense notamment au Muet, lʼUniversité seule prend acte et langue avec ce pan important du cinéma. Il y a des périodes fastes au niveau des écrits : les années 1970 avec les textes de Noguez (réunis en volumes) et les miens, essentiellement publiés dans les revues cinéphiles Écran et La Revue du Cinéma, aujourdʼhui disparues et le magazine dʼarts plastiques Canal, puis un renouveau se fait jour au tournant des années 1990 et 2000 avec la rétrospective Jeune, dure et pure organisée à la Cinémathèque française par Nicole Brenez et Christian Lebrat. Et lʼapparition dʼune génération motivée par lʼexpérimental qui va fonder des laboratoires artisanaux, des associations de diffusion de films, des œuvres, enfin, remarquables.
Jeune, dure et pure a suscité la publication dʼun ouvrage dense qui traçait, pour la première fois, une histoire du cinéma dʼavant- garde et expérimental français des origines à nos jours. Par ailleurs, la bataille engagée, dès la fin des années 1980, pour la défense du court métrage (dont lʼexpérimental est une catégorie forte, contrairement à la place insignifiante quʼil occupe dans le long métrage de fiction traditionnel) permet aussi un regain critique, notamment au sein de la revue Bref.
Donc, pour en revenir à nos moutons, je souhaitais rédiger, dans Zeuxis, mes chroniques en mʼaxant, quand cela était possible, sur trois périodes : les années 1920 (celles dites des avant-gardes historiques), les années 1960 et 1970 et la période actuelle en cherchant des ponts, des passerelles, une certaine continuité, dans la différence néanmoins. Pour Le Cinéma au long cours, mon article devait commencer par Le Neveu de Rameau de Michael Snow (1974) [3], sans passer par les années 1920 dont la pertinence ne sʼimposait pas ici. De ce projet ne restera quʼune étude publiée sur Nicolas Rey [4].
Zeuxis devient mensuel à partir de la rentrée 2005-2006, avec une pagination réduite, et mon texte sur lʼabstraction paraît sur quatre numéros au début de lʼannée 2006 : les 21, 22, 23 et 24 (sous le titre : De l’abstraction). Ce tronçonnage ne permettait pas aux différentes esthétiques et écoles de dialoguer entre elles.
Comment vous est venue lʼenvie de republier ce texte ?
Lorsquʼen septembre 2006, Stéphane Marti me propose une Carte blanche pour les Mercredis mensuels du CJC quʼil dirige, je décide, avec le soutien de Christian Lebrat, de publier ce texte (réintitulé : Pléiades d’abstractions sur le siècle), auquel je rajoute des entretiens avec les cinq cinéastes contemporains qui forclosent le panorama. Trois ont été publiés dans Bref (Dominik Lange, Philippe Cote et Hugo Verlinde), dans dʼautres contextes, et je réalise des entretiens inédits avec Christian Lebrat et Pip Chodorov. Cette construction bicéphale dʼAbstraction et cinéma : des croisements répond directement à votre première question.
Dans cette étude, la subjectivité et les hypothèses spéculatives sʼaccroissent au fur et à mesure quʼon se rapproche de la scène contemporaine. En effet, si les débuts (abstraction graphique allemande et cinéma pur français des années 1920) sont bien connus, les choses se diversifient et se complexifient lorsquʼon se rapproche du temps présent. Ainsi, je relie le cinéma structurel à cette problématique, à lʼaune de tentatives faites, par des filmmakers (Snow, Sharits), avec les composantes organiques mêmes du cinéma (le plan, la boucle, la répétitivité…), pour générer des équivalences cinéplastiques à ce quʼa pu être lʼenjeu de lʼabstraction pour certains peintres des années 1910 et 1920 (Malevitch, Mondrian).
Dans les années 1960, on nʼest désormais plus dans la recherche de concordances rythmiques entre image graphique (ou peinte sur pellicule) et son, comme chez Oskar Fischinger ou Len Lye, qui cherchaient, à lʼinstar de leurs aînés Bruno Corra et Arnaldo Ginna, à créer des rythmes colorés, mais dans une exploration lexicale et formelle partant de paramètres purement filmiques.
La dernière partie du texte est purement prospective, et les cinq cinéastes français qui la composent nʼont jamais été réunis, auparavant, dans une même étude. Bien sûr, lʼabstraction en tant que telle nʼest pas leur unique préoccupation, même chez Christian Lebrat, qui serait le plus directement concerné. Il sʼagit de prendre acte, à partir de pratiques diverses, de la place polymorphe quʼoccupe ce concept (souvent latent, parfois encore revendiqué) dans la création contemporaine : le cinéma programmé chez Hugo Verlinde ; le retour, probablement inconscient chez Dominik Lange, à un nouveau cinéma pur obtenu, comme chez Germaine Dulac ou Henri Chomette, en brouillant la figurativité des images filmées ; lʼhybridation entre cinéma du corps et abstraction chez Philippe Cote ou les croisements entre journal filmé et abstraction au travail de ces cinq cinéastes (cinq parmi dʼautres, il sʼagissait de réaliser un essai plus accessible et non une encyclopédie).
Ce texte est toutefois réécrit, jʼy remets des éléments que jʼavais dû retrancher de la version publiée en revue pour une question de place, mais aussi je raffermis ma vision de McLaren après la rétrospective qui a eu lieu à Beaubourg. Je rajoute un paragraphe sur Jim Davis dont Re : Voir a publié une VHS en 2006 et que lʼon connaît mal. Je raffine mon approche des pionniers, notamment le profil de Ruttmann dont la présentation dʼune copie restaurée d’Opus 1 (1920, premier film abstrait, donc premier film expérimental à avoir été projeté en public et dont une copie subsiste encore) par ARTE (avec la musique originale et les teintes dʼépoque) me permet une analyse scrupuleuse.
Avez-vous le sentiment que votre vision de la création contemporaine, que vous suivez assidûment, se modifie avec le temps et les œuvres ?
Il y a toujours deux vitesses dans lʼappréhension de lʼexpérimental actuel ou historique. Plus on travaille sur ce terrain, plus on affine son approche. En 2007, jʼai décidé de refaire le point sur deux jeunes cinéastes sur lesquelles jʼavais écrit dans Bref au début de la décennie lorsquʼelles commençaient à se faire remarquer : Johanna Vaude et Carole Arcega [5].
Le fait que Lowave ait sorti, en 2007, un DVD des films de Johanna Vaude (Hybride) et un autre intitulé Blacklight sur le travail de Carole Arcega et des cinéastes proches dʼelle regroupés dans lʼassociation Label Ombres mʼa permis de revenir longuement sur leur parcours. Les supports papier sur lesquels jʼécris ne mʼoffrant pas la place nécessaire pour ce travail de fond, je sollicite Cécile Giraud qui gère lʼexemplaire webzine Objectif Cinéma [5], afin dʼy réaliser ce travail. Lʼentretien avec Johanna est paru en avril, celui avec Carole en juillet.
Le «milieu» étant de plus en plus ouvert à ce cinéma, je peux, selon les ukases propres à chaque projet, louvoyer entre un magazine de court métrage (Bref), une revue dont la particularité est de se consacrer à lʼart-cinéma (Zeuxis) et un site web, Objectif cinéma, pour les entretiens fleuves. Ce quʼil faut, maintenant, cʼest que le nombre de critiques aille en croissant.
Ces entretiens avec Johanna et Carole mʼont permis dʼêtre à lʼécoute de ma propre évolution face au cinéma expérimental et de la leur. Ces rencontres furent dʼune extrême richesse. Nous avons tous les trois progressé, moi dans le sens dʼune plus grande justesse de lʼappréhension de leur travail, elles dans une réflexion plus approfondie de leurs trajectoires.
Donc, pour terminer sur ces questions, on peut affirmer que nous sommes toujours face à plusieurs histoires : la grande histoire des avant-gardes et de lʼexpérimental depuis les années 1920, lʼhistoire plus récente, plus ramassée, des cinéastes contemporains, et la mienne propre qui évolue avec les analyses et travaux que je réalise, et quʼà chaque fois des tissages complexes en résultent.
Entretien réalisé en mai 2007 par Rodolphe Olcèse.
Les éditions Paris expérimental continuent, elles.
Elle sera la seule, à partir de 1969, trois ans après sa fondation, à posséder un bureau pour gérer et diffuser le fonds de films déposés, une salle de projection où les cinéastes discutent de leurs œuvres respectives et un atelier où lʼon développe les films : cet atelier servira de base à la naissance, dès la fin des années 1980, de ce quʼon appellera le Mouvement des Laboratoires, dont LʼAbominable et LʼEtna en sont de bons exemples en région parisienne.
Titre complet : Rameau’s Nephew by Diderot (Thanx to Dennis Young) by Wilma Schoen (1974), édité par Re : Voir (durée 290 minutes).
"Nicolas Rey, sculpteur en cinéma", Zeuxis n°26, octobre 2006.
Objectif Cinéma : www.objectif-cinema.com
Hybride et Blacklight (coédition Lowave/Label Ombres) peuvent être trouvés chez Lowave (http://www.lowave.com). Cédric Lépine a aussi réalisé un entretien avec Johanna Vaude complémentaire au mien où il abordait le travail de cette cinéaste à chaud, sans présupposés historiques. Nos deux approches se complètent.