Qu’est-ce qui hante ou habite les films de cette séance, mais aussi d’autres courts métrages, disséminées, ici ou là, dans la programmation ? On note, le plus fréquemment, s’agissant de films de recherche et/ou essayistes, des hantises thématiques, formelles, personnelles, artistiques. Des « angoisses » propres aussi aux nombreux recueils d’œuvres qui peuplent ce festival se dessinent également d’un programme à un autre.
Je découpe des bouts de carton souples et note quelques titres : Borgate, Avant que ne se fixe, Flicker, Fenêtres… Et je bats le tout comme un jeu de cartes ! Thèmes, motifs et esthétiques se recoupent, s’interpénètrent, se complètent et débordent, souvent, sur différentes œuvres de ce festival. Donc, quelle que soit la carte que je tire pour initier mon texte, une écriture, une obsession surgissent qui, invariablement, font rebond sur la plupart des autres ouvrages proposés.
Lotte Schreiber filme, dans Borgate, de manière géométrique, architectonique, le quartier de Don Bosco à Rome construit dans les années 1950. Sa palette visuelle va en s’élargissant : au début, l‘objectif enserre trois maisons, puis deux étages, une vingtaine de fenêtres, et, finalement, des rues, des terrains vagues… La caméra s’éloigne, cinématographie des agglomérations entières, et les mouvements commencent à se substituer aux plans fixes initiaux. Les travellings qui lèchent les façades s’éloignent et on entre dans des quartiers misérables : eaux, crevasses apparaissent. Le tout est photographié en noir et blanc ; toutefois, de nombreuses séquences sont ponctuées de brefs plans très agressifs en couleur qui rompent l’aspect « méditatif » de l’ensemble.
Les humains sont peu présents, on entend des voix, des commentares sur ce quartier rêvé, jadis, par Mussolini pour y loger les défavorisés. Une sentence, à sens multiples, de Pier Paolo Pasolini ouvre le film « La vraie anti démocratie est la culture de masse ». La forme de Borgate oscille entre le saisi documentaire et une construction vaguement sérielle qui, au début, pourrait rappeler un type de découpage spatial de l’espace propre à certains cinéastes structurels. Cet héritage se place, ici, en arrière-fond, alors qu’il est le référent central de Flicker (Christina Von Greve et C-Schulz) et de Fenêtres (Alexandre Larose).
Comme No Border de Sylvain George déstructurant Paris, Borgate donne l’impression que ce quartier romain (cet espace urbain) a été filmé comme une mégapole issue d’un lointain passé, Byzance ou Pompéi par exemple.
Lotte Schreiber cherche et répertorie des «traces», des signes comme si, située elle-même dans un lointain avenir, elle voulait savoir comment identifier, formaliser et construire des images (et des suites séquentielles) sur ces populations fantomatiques dont l’inscription dans le corpus social de l’Italie des années 2000 est problématique, poreuse, évanescente. Elle cherche, en fait, des modèles de représentations capables de faire sens. Le film ne contient pas de paroles en son direct, mais visiblement des citations de films articulées par des structures musicales diverses ; l’image est étirée et fragmentée.
On entend des voix, dont probablement celle d’Anna Magnani qui a tourné, ici, sous l’impulsion de Pasolini justement, Mama Roma en 1962 : un long métrage sur le quart-monde romain. Ce passé multiple hante le film : inscription dans les problématiques avant-gardistes dont les cinéastes sont issus, références cinématographiques aux grands auteurs du patrimoine et convocation de protagonistes fantômes (acteurs, personnages de fiction).
L’évocation de morts proches des auteurs est, aussi, une problématique travaillée dans, notamment, Une bobine pour Teo de Mauricio Hernandez et dans First Love de Robert Deutsch. Le premier, neveu du cinéaste Teo Hernandez (1939-1992) répète, plusieurs fois, un rituel (mortuaire), avec une « caméra en transe » autour de la tombe du disparu dont seuls des signes, des traces (comme dans Borgate) formalisent, quelquefois, un semblant de présence. Deutsch use, à l’instar de Fabrice Lauterjung, de textes écrits pour évoquer un disparu ; la fonction de cette stratégie formelle est, ici, directement signifiante. Ce qui n’est pas le cas chez l’auteur d’Avant que ne se fixe qui articule texte, images, sons dans une chaîne signifiante polysémique d’une grande complexité.
Le travail de deuil le plus sensible et le mieux rendu en images habite Reste-là ! de Frédéric Tachou. Avant de formaliser concrètement ce film découpé à la fois au cordeau et très sensible, le cinéaste l’a rêvé peu de temps après le décès de son père. « J’ai réussi à conserver cette trace », m’a-t-il dit un jour, « ce souvenir de quelque chose que j’interprétais en le rêvant comme un film. Le film s’est formé tout seul dans ma tête à partir d’une géographie précise. Les deux axes qui le structurent étaient, d’une part un lieu familier (la maison natale de mon père) et, d’autre part, un précepte formel : l’écran divisé en deux. Ces deux éléments figuraient très clairement dans mon rêve ».
L’utilisation du noir et blanc et de séquences ou les humains sont toujours perçus en creux donnent une patine quasi alchimique à ces divers films. L’esthétique un peu onirique repérée chez Tachou se retrouve dans Fenêtres (Alexandre Larose) qui est pourtant un court métrage qui lorgne vers le cinéma structurel.
La valeur intimiste du film est issue du traitement du motif : le filmage et la superposition, dans la caméra même, de divers plans de l’unique fenêtre de la chambre de l’auteur. Cette nostalgie post-structurelle qui est, aussi, une des « hantises » de ce programme, est remarquablement retravaillée dans Flicker. Nous sommes loin du film homonyme et théorique que Tony Conrad réalisa il y a plus de quarante ans. Le souple, le vaporeux, la mise en abyme dominent ici. Aujourd’hui, les écoles artistiques comme les dogmes ou les concepts identitaires sont requestionnés par les créateurs contemporains. On se dit souvent en regardant ces films : « Cela ressemble à du cinéma structurel, à du cinéma abstrait, à du documentaire, mais c’est quelque chose d’autre… quelque chose à redéfinir ».
On pointe de constants recadrages de zooms dans Flicker comme dans Serene Velocity d’Ernie Gehr (1970), des mini-événements qui interrompent la nervosité de l’écriture inquisitrice de l’objectif à l’instar de Wavelengh de Michael Snow (1967), mais tout est plus souple… un peu comme du Dorsky visité par des formes volatiles à la Bokanowski. Mais, surtout, l’œuvre véhicule toute une tradition propre au travail sur le 35 millimètres telle qu’elle a été initiée dans les années 1980 par les courants expérimentaux allemands et autrichiens. Tout comme le virtuose Les Grandes vacances (Vincent Deville) s’inscrit, par une approche directe de la matière pellicule, dans le prolongement du mouvement laborantin français des années 1990. Ce mouvement qui renouvela, il y a une quinzaine d’années, le cinéma expérimental français en donnant à ses praticiens la possibilité d’intervenir directement sur la matière de leurs films et de les modeler manuellement.
Assemblages, montages, scratchages de pellicule furent d’abord pratiqués, dans les années 1980, essentiellement par Cécile Fontaine et Frédérique Devaux. Cette dernière, compagne de route, un temps, des lettristes (qui, comme d’autres courants dits post-Dada, reliront et recontextualiseront, après guerre, les héritages des avant-gardes historiques en œuvrant sur le signe, l’élément, le « morceau », l’art pauvre), recycle et met ses stratégies esthétiques – surtout après la création du laboratoire artisanal L’Abomina- ble, en 1996, dont elle est membre – au service d’une approche identitaire de son parcours et de son vécu de franco-kabyle. K (Rêves/Berbères), un « épisode » de cette saga de courts métrages expérimentaux, réalisés à raison d’un ou deux par an, qui s’est substituée à un projet de documentaire, montre, avec maestria et un potentiel visuel explosif et symphonique, la hantise de deux identités et de deux cultures condamnées à demeurer toujours à l’état de fragments à réassembler, à remonter et à requestionner perpétuellement.
Avant que ne se fixe de Fabrice Lauterjung, la dernière carte de mon jeu, circonscrit avec justesse et acuité l’état d’un cinéma essayiste « postmoderne ». On oscille, ici, constamment entre impressionnisme et géométrisme, le travail signifiant se fait plus, aujourd’hui, sur les motifs et les formes que sur les sujets. La nature des rapports entre tous ces signes, naturels ou forgés pour l’occasion, est constamment à débusquer ou à inventer dans l’œuvre protéiforme du jeune cinéaste. Il y a un décalage entre le texte et les images, entre les images et les sons. Le spectateur doit investir cet écart pour (re)construire le film. « Avant que ne se fixe » écrit Jean-Pierre Rehm, « est le fruit d’une collaboration avec l’écrivain Éric Suchère. Ce film souligne bien que la question de ce qu’on appelle “littérature” n’est pas étrangère à Fabrice Lauterjung. Entendre que la question du film comme texte (non seulement son existence physique, typographique, ponctuée, mais aussi son complexe code évocatoire), et, inversement, du texte comme logique consécutive de montage d’images, comme film, donc, est au cœur de ses réalisations ». (1)
Avant que ne se fixe déploie, de fait (en images et en sons), les multiples stratégies esthétiques de ce programme, dont il pourrait délimiter ou préfigurer une sorte de matrice et/ou de traité poétique. Écriture, vitesse, sujet (femme), eau, train, tous ces éléments tissent entre eux des rapports, initient des pistes qu’on perd en chemin pour se les réapproprier plus loin, plus tard, différemment. Qu’est-ce qui assemble tous ces motifs ? La hantise vitale du cinéaste, ou bien la nôtre ? La hantise de la culture commune qui nous lie ? La meilleure réponse se trouve dans la vision du film.
Raphaël Bassan