Mauro Santini, la transfiguration de l’éphémère

par Dario Marchiori

Humble et ambitieuse à la fois, l’œuvre de Mauro Santini commence à sortir des tiroirs de la création au début des années 2000, quand ses intérêts se réorientent du cinéma de fiction à une recherche plus intime. Di ritorno naît d’une urgence personnelle, après la mort de son père : au temps où le marché impose une précocité artistique et une créativité codifiée, Mauro devient auteur à un âge mûr, vers trente-cinq ans, poussé par l’exigence d’un travail sur la mémoire. Il ne le sait pas encore, mais il va ainsi entamer une série de sept courts-métrages (de six à dix minutes), qu’il appellera en cours de route ses « journaux vidéo ». Mauro fait du dernier de ces films, Flòr da baixa, une nouvelle version d’une heure et quart, véritable point de bascule de son œuvre : le travail sur la mémoire est désormais accompli, et une nouvelle aventure se profile, celle des impressions de villes européennes. Poésie lyrique plutôt que symphonie de grande ville (comme on les aurait nommées autrefois), il les appelle désormais giornalieri, car ce sont des rushes tournés en vingt-quatre heures, qu’il travaille après le tournage. Plus proche du documentaire, le cinéma de Mauro demeure un cinéma en vidéo, caméra à la main, sans scénario, personnel : l’œuvre d’une personne, comme le souhaitait Brakhage. L’acte de voir avec ses propres yeux.

« L’imaginaire est beaucoup plus près
et beaucoup plus loin de l’actuel »
Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit

Dans les Journaux, la défamiliarisation formaliste est le principe opératoire de la relecture des images autobiographiques et de l’écriture du présent au jour le jour : le flou, le ralenti, les fondus et les surimpressions travaillent incessamment l’image, comme une vision atmosphérique que les quatre éléments viendraient filtrer à chaque instant, pour la faire flotter, l’arroser, la brûler, la rendre terreuse… Une tension omniprésente entre figuration et abstraction, aussi bien qu’entre deuxième et troisième dimension, trouve son foyer dans l’ambiguïté floue des corps qui font tache. La mémoire est une oscillation du subconscient qui éloigne la réalité pour mieux s’en rapprocher ; car, au bout de la défamiliarisation, ressurgit l’image mémorielle, transformée, retrouvée : la fin de Petite mémoire, d’une blancheur éblouissante, retrouve la couleur des plages et des murs de Fano, le pays natal de Mauro. Surexposés, des « hommes pleins de masques / s’embrasent sur le littoral », comme l’écrivait le poète Giorgio Caproni.

Chaque « journal » se structure idéalement comme un plan unique, qui se transforme sans arrêt. Métamorphose interminable de l’image : allergique à l’image fixe comme à l’enregistrement de simples actualités, Mauro opère un double mouvement, complémentaire, de dilatation analytique et d’accumulation synthétique. D’une part, le ralenti lui permet d’inventer une multitude de vitesses de transformation de l’image et de sa texture, en suspens entre continu et discontinu : décalages, saccades douces, striures… Il poursuit tous azimuts l’intuition de Benjamin et d’Epstein sur ce procédé inventé par le cinéma et qui élargit nos possibilités de voir le monde. D’autre part, grâce aux fondus enchaînés, le film résiste au pur défilement comme à la coupe brutale, tandis que le pouvoir de la surimpression (que Marc Vernet associait toujours à la rêverie) opère une condensation onirique d’éléments, de formes, d’histoires.

Mauro ne se borne pas à raconter une seule histoire, mais en réunit plusieurs dans un noyau mémoriel : régulièrement, il songe à faire un long-métrage de fiction et n’aboutit qu’aux repérages, car les fantômes viennent hanter les lieux, et l’urgence d’une création lui impose de s’arrêter plus tôt pour aller plus loin. C’est ainsi que Mauro peut raconter toutes les histoires qu’il voudrait, sans s’abandonner à la continuité automatique et hétéronome d’une fiction seule : les doubles qui traversent son cinéma sont plutôt des diffractions prismatiques de la mémoire, qui condensent diverses histoires pour les fusionner dans les couches de l’image. Mauro parcourt les images du passé et du présent en artisan, riche de la pauvreté de ses moyens, les filtrant à travers sa propre perception, et ce grâce à sa capacité et inventivité de technicien. Par exemple, lorsqu’il refilme d’une télévision un transfert vidéo des films de famille de sa compagne Monica (dans Da lontano), Mauro y projette sa subjectivité, sa nécessité d’inscrire les images rêvées d’une autre enfance, la sienne, qui n’avait pas été filmée. Ce qui lui permet finalement d’écrire une mémoire commune projetée dans le futur, l’histoire de Mauro et Monica ; d’autre part, ces images d’un passé éphémère se transforment aussi en images d’un futur qui est livré au spectateur.

S’il travaille l’opacité des images pour en composer de nouvelles, Mauro y inscrit aussi la transparence de la fenêtre albertienne, et de la vue panoramique du cinéma des origines. L’œil se laisse transporter par les machines de la modernité (trains, voitures) pour redécouvrir le monde : « il n’y a pas de train, rien que des images qui défilent » (Di ritorno). Fausse transparence, que soulignent les cadres des fenêtres aussi bien que les striures, les taches, les reflets qui se dessinent « derrière les vitres » (Dietro i vetri est le titre du deuxième journal).

Fermo del tempo, Mauro Santini / Flòr da baixa, Mauro Santini

Derrière les vitres, en deçà et au-delà des fenêtres ou de la caméra, les circulations du sujet et de l’objet se font sous le signe de la séparation et de la conjonction ; la vision s’y trouve toujours à la fois déformée et reflétée, opaque et transparente, écartelée entre ligne et tache.

L’image est toujours filtrée, car « l’objectif est un liquide consolidé » (Sokourov), une vitre dure qui sépare autant qu’elle relie au monde : distanciation et empathie ne font qu’un. Voyage sur place, wendersien en ce qu’il a d’errance, odysséen et moderne car il y est question de retour et de la quête d’un « chez soi » qui se dessine au fur et à mesure. Moi-même, capté par ce dispositif régressif qu’est le cinéma, je m’abuse de retourner en Italie, je retrouve les images de tant de voyages de mon enfance, des gares, des fenêtres des trains, des paysages qui défilent. Le cinéma fait miroiter notre enfance dans la chambre obscure du sub- conscient : la fluidité amniotique de la composition sonore vient arroser les oreilles d’une mémoire qui n’est pas la mienne et qui pourtant résonne en moi.

Cependant, toute nostalgie se doit de connaître l’impossibilité du retour, et de situer l’absence au cœur de l’image, configuration endeuillée de l’éphémère. Dilater le temps de l’image est une façon de saisir le temps aussi bien que d’en déclarer l’échec : Mauro rêve d’un « arrêt du temps » (Fermo del tempo) que le mouvement continu dans l’image ne fait que souligner et soumettre au regard du spectateur. Et d’ailleurs, le parcours des Journaux naît d’une urgence d’élaboration du deuil à travers l’image, hantée par une tension vers la monochromie et le champ vide. Comme le figure ce nuage qui s’évanouit, à la fin de Dietro i vetri, pour ne laisser que le bleu du ciel (désormais « le ciel est vide » : encore Caproni) ; tel le bleu d’un mur décrépi sur lequel s’achève Di ritorno, tandis qu’une photo de famille apparaît et disparaît soudainement.

Mais au fil du temps cette couleur de marine s’anime, au fur et à mesure que Monica devient la figure centrale des journaux : c’est sur elle que se termine Flòr da baixa, c’est elle qui comble un peu ce vide par un nouvel équilibre d’amour. Chaque « journal » structure ainsi un noyau mémoriel et trace des formes nouvelles qui refigurent la perception du monde dans une mémoire partagée, la mémoire d’un film de famille à la fois personnel et pour tout le monde. Il en va de même pour ce que j’appelle la mémoire visuelle, le souvenir conscient et inconscient des images vues et rêvées par un individu et une société.

Soit une fenêtre entrouverte sur la mer : lentement, l’œil de la caméra avance jusqu’à la fissure d’air entre les vitres, la dépasse, et s’immerge à tout cadre dans l’image de la mer. C’est le premier plan de Flòr da baixa, dans la version courte comme dans la version longue. Un plan qui s’inscrit entre la fin de L’arche russe, une autre libération de la nostalgie, et l’image fixe à laquelle aboutit le mouvement paradoxal de Wavelength. Ou encore, je vois ce plan et tant d’autres dans cette belle Lichte Meerstimmung qui ouvre en sourdine l’exposition d’Emil Nolde au Grand Palais. Souvenirs d’images qui peuvent surgir de l’inconscient au moment du filmage, non pas citations mais migrations d’images, structurées par la mémoire visuelle. Images d’autant plus invisibles qu’elles sont remployées, comme les quelques plans de Sopralluoghi in Palestina dans Da lontano, ou du Voyage en Inde dans Da qui, sopra il mare ; d’autant plus visibles qu’elles sont inconscientes, voire même des citations impossibles : deux fois, pas moins, j’ai vu une citation de Monteiro là où il n’y avait qu’une sensibilité et un lieu et une saudade contrariée qui étaient communes : le travelling-panoramique sur la mer devant Lisbonne dans Flòr da baixa et celui qui ouvre les Souvenirs de la maison jaune. Manière de faire vivre et revivre les images, de les faire circuler dans l’acte sensible du filmage.

Journal indéchiffrable que celui de Mauro, livré au spectateur et à ses capacités de projection : de ses rêves, de ses souvenirs, de ses émotions. Cinéma personnel et mémoriel, qui fuit l’étiquette d’un « genre » (expérimental, documentaire, fiction…) pour travailler l’image et l’imagerie en tant que tels. Pour une fois, il est vrai que le film se fait dans la tête du spectateur, car le discours vidéographique de Mauro aboutit à une composition formelle « lacunaire » (proche en cela du travail de Straub-Huillet, auxquels j’emprunte l’expression). Tel un Voyage en Italie à travers le monde entier, histoire d’une séparation et réconciliation devant et grâce à une image finalement commune, Flòr da baixa (le long-métrage) résume tout un parcours formel et le transforme en une errance à travers les sons et les images du monde.

Un jour à Marseille réalisera la conjonction du journal et du regard documentaire, et marquera aussi un nouveau commencement dans son œuvre.

Après le mouvement d’objectivation de la mémoire des journaux vidéo, Mauro se consacre à intérioriser le monde ; c’est là aussi le mouvement du film, qui commence à l’intérieur d’une chambre d’hôtel, se poursuit sous le soleil aveuglant du port, pour renverser enfin le regard sur la vie quotidienne d’une famille dans une maison au bord de la mer. La structure et le rythme du film sont dictés par les éléments formels, les entrées et sorties de champ, des raccords minimes entre les mouvements et entre les regards, des alternances d’espaces qui construisent des lieux chargés de fiction. L’image de la jeune fille à la mer, qui regarde hors champ vers quelque chose qui nous échappe, transforme un geste de voyeur personnel et violemment honnête – un geste sans lequel le cinéma n’existerait pas, de Lumière jusqu’à Brakhage en passant par Peeping Tom et Rear Window, par le cinéma de Godard et de Depardon : pas de vision sans risques – en potentiel d’imagination pour le spectateur. Mauro Santini transforme un cinéma de « phasmes » (les figures du flou et de l’ambiguïté pour Didi-Huberman) en un cinéma d’« éphéméroptères », des petits insectes qui ne vivent que l’espace d’un jour. C’est ainsi qu’il s’efforce encore et toujours de sauver l’éphémère : tel le peintre de Merleau-Ponty, il « nous fait voir le visible ».
 

Dario Marchiori

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