J’ai vu ce moyen métrage de près d’une heure au Festival de Knokke-le-Zoute (dénommé aussi EXPRMNTL) en 1974, la plus importante manifestation internationale dévolue aux films expérimentaux et d’avant-garde, fondée par Jacques Ledoux, également conservateur de la Cinémathèque belge. L’organisateur présentait, cette année-là, une intégrale des films du photographe et cinéaste américain Hollis Frampton (1936-1984), affirmant, haut et fort, que c’était l’artiste le plus important de son temps. À cette époque, Frampton avait déjà achevé sa suite majeure en sept opus, le titanesque Hapax Legomena légèrement postérieur à Zorns Lemma (1), ainsi que des « épisodes » de son œuvre-testament demeurée inachevée à sa mort, Magellan (prévue pour durer 7h30 et dont il existerait 305 minutes aujourd’hui).
Art versus mémoire
Je ne vais pas entreprendre une étude sur le travail de Frampton, projet qui nécessiterait une place énorme, mais rebondir sur le début du texte qui fixe le challenge programmatique du présent numéro d’étoilements : « Si nous sommes attentifs à ce qui résonne à travers une œuvre, à ce qui persiste en elle à travers de muliples formes… »… Tant dans les plis de la machine-cerveau que dans l’appréhension et les traductions personnelles d’une œuvre pourrait-on ajouter.
Lorsque je repense à Zorns Lemma, deux échantillons mémoriels, issus des tourbillons de panneaux ou d’affiches à contenus graphiques et/ou de scènes filmées sur le vif, surnagent dans mon inconscient : la transformation de chaînes de lettrines en saynètes et la persistance d’une image d’ibis rouge qui éploie ses ailes à l’infini.
Comme pour beaucoup de films dits structurels, on retient un schéma, quelque chose qui résume, dans une architectonie apparemment bien bâtie, « complète » et complexe, la ou les dynamiques centrales du film : ce par quoi on le résumerait s’il était narratif. Ainsi, lorsque l’on se remémore rapidement Wavelengh de Michael Snow, c’est le déroulement et la mise en scène d’un zoom qui vient immédiatement à l’esprit. Évidemment, ces ouvrages sont bien plus complexes que cela.
Dans mon souvenir, donc, Zorns Lemma était un film conceptuel dans lequel une série d’images comprennant chacune des mots se suivant alphabétiquement (compare pour C, rice pour R) finissent par former, dans leurs successions, un alphabet qui me semblait comprendre vingt-six lettres. Au bout d’un moment, certains plans de lettres sont remplacés par des motifs figuraux (un arbre, un feu), des actions (un bac qu’on remplit de haricots secs, un type qui repeint le mur de sa chambre), des animaux (un rhinocéros, un ibis). Le choix des actions et motifs n’a aucun rapport apparent avec les lettres, elles-mêmes provenant d’affiches, d’enseignes lumineuses, de graffitis, de signes dessinés… Tous les plans de cette énumération alphabétique ont été filmés à New York. Les mots sont en général courts (cheese, dirt, exit, golden) et relèvent de l’univers « pop » et de celui de la vie courante.
Ce que j’ai retenu, de ce système bâti sur l’énumération, l’accumulation et la substitution est l’affinement d’un processus qui me semble parfait, « lisse », mécanique. Une fois toutes les lettres remplacées, me remémorais-je, les divers motifs et saynètes se répétaient un grand nombre de fois avec, en vedette, dans mon esprit, les images récurrentes d’un feu qui dévore l’écran et d’un ibis rouge qui orchestrerait des arabesques dignes d’une Loïe Fuller.
L’œuvre elle-même
Ce qu’il y a de confondant, et peut-être de merveilleux en fin de compte, lorsque l’on regarde les chefs-d’œuvres du cinéma structurel : Wavelenght (Michael Snow, 1967), T,O,U,C,H,I,N,G, (Paul Sharits, 1968), Tom, Tom, the Piper’s Son (Ken Jacobs, 1969) ou Zorns Lemma, c’est qu’ils impliquent toujours une multitude de lectures, mais laissent souvent dans l’esprit du spectateur le souvenir épuré de leur processus : on peut résumer ces films complexes en deux lignes, comme on le ferait du mode d’emploi d’une machine simple ou des fonctions principales d’un logiciel.
J’ai revu le film d’Hollis Frampton avec l’intention d’écrire ce texte. Sa complexité structurelle s’est dévoilée ainsi avec sa séduisante cohorte de faux-semblants et de mises en abymes dont il est tissé.
Zorns Lemma comprend trois parties : une, initiale, de deux minutes ; une deuxième (celle qui occulte les autres, celle de l’énumération et de la substitution justement) de quarante-sept minutes et une dernière de dix minutes.
Le segment d’ouverture est entièrement noir, une voix de femme récite des passage du Bay State Primer (un manuel scolaire du XVIIIème Siècle, religieux et conservateur, destiné aux enfants) : dans chaque sentence, un mot est mis en évidence dans le sens d’une progression alphabétique : « In Adam’s fall we sinned all ; The Cat doth play, and after slay »). C’est la matrice du film, le chaos originel organisé une première fois, oralement, par les pionniers du Nouveau Continent. Pour Frampton, qui affirme le profil autobiographique de son projet, c’est le noir fœtal puis l’enfance que caractérisent cette ouverture.
La dernière partie montre un homme, une femme et leur chien qui gravissent une pente enneigée jusqu’à disparaître, à la fin, dans la blancheur totale de l’écran. On entend, sur la bande-son, six voix de femmes qui lisent des passages de On Light, or the Ingression of Forms, un très vieux texte, qui verbalise une explication métaphysique du monde ; chaque récitante dit, en alternance, un mot : The/first/bodily/form/I/judge/to/be/Light. Dans l’économie générale de l’œuvre, ce passage dissolvant indiquerait la vieillesse et la mort de l’artiste.
Comme l’ont montré de nombreux essayistes, le New American Cinema (lyrique ou structurel) est très lié à la nature (panthéisme par essence et par choix culturel) et aux modes de pensées préindustriels (la figure tutélaire de Henri-David Thoreau y domine). Les messages qui reviennent le plus souvent dans ces travaux américains – mais nous n’allons pas nous y attarder – sont : « De quoi nous ont privé les sociétés industrielles… De notre âme ? De notre humanité ? Le cinéma s’est développé dans un sens hérétique qui a oublié les leçons graphiques de Muybridge… »
Zorms Lemma : relectures et effets de miroir
J’ai écrit, plus haut, que je n’allais pas traiter de l’œuvre dans son ensemble, mais il s’est avéré, au cours des esquisses du texte, que cela appauvrirait mon approche si je ne m’y référais pas un minimum.
Je redécris la méchanique du film qui, maintenant que le projet framptonien est dévoilé, résonne différemment dans l’esprit du lecteur. Deux minutes après le début, l’écran noir fait place à des plans filmés des lettres de l’alphabet, mais il n’y en a que vingt-quatre : le J et le U sont absents ; il s’agit d’un alphabet latin archaïque dans lequel I et J et U et V sont considérées comme les mêmes lettres.
Ensuite, vient le troublant corps (corpus) de l’ouvrage : quarante-sept minutes de film sans son. Le but de Frampton est complexe : sous l’indifférence apparente de ce qui ressemble à une machinerie froide et répétitive se dévoile un processus créatif d’une grande force poétique.
Une série de plans, d’une durée de une seconde chacun, montrant, tour à tour, des enseignes, des collages, des dévantures de magasins, des mots écrits et raturés sur le sol, des bouts de phrases dont seul le mot commençant avec la lettre qui fait suite alphabétiquement à la précédente est cadré, se suivent. C’est, à la fois, un documentaire sur le New York de la fin des années 1960 et un défilé de graphes et de glyphes les plus divers, eux-mêmes révélateurs des esthétiques plastiques et expressives de leur temps. Chaque plan est séparé du suivant par une image noire. Cette construction permet à Frampton de critiquer à la fois les films qui prennent le photogramme comme unité signifiante (ceux de Peter Kubelka et de Tony Conrad) et le montage dialectique d’Eisenstein. Le modèle de collage, ou de montage asynchronique, que prolonge Zorns Lemma est celui du Ballet mécanique de Fernand Léger et Dudley Murphy (1924).
Fondé sur l’énumération, l’accumulation et, au bout d’un moment, la substitution, cette partie centrale de Zorns Lemma présente des défis prodigieux et stimulants à notre intelligence, à notre mémoire et à notre sens de l’observation et de la déduction, à l’identité même du sens critique. L’ensemble forme un cercle de vingt-cinq secondes dont les motifs se répètent en boucle, mais avec des mots et des signes différents à chaque tour de roue. L’attention du spectateur est toujours dominée par l’expérience ininterrompue de la découverte et de la surprise : il ne sait quel type d’images il verra, ni, lorsque les substitutions de graphes arrivent, quelle lettre sera remplacée, quand et par quel motif ou mini-action.
Les plans alphabétiques se succèdent avec, à chaque fois, des mots différents pour signifier la même lettre. Ainsi pour la lettre C on a le mot Compare (probablement une publicité pour une marque de chaussures puisque le message barre un pied botté), Cinema (des inscriptions indiquent qu’il s’agirait d’une salle asiatique); le mot Idea, écrit sur un petit bout de papier, est glissé sous un meuble et est à peine visible…
Au bout d’un certain temps, des plans sans lettres apparaissent, la première lettre à être remplacée est le X avec une image de feu. Ces motifs de substitution seront eux-mêmes de plusieurs ordres : il y a des images fixes (le plan dédoublé d’une femme, un petit arbre filmé de loin), d’autres qui présentent des actions entières (un homme qui noue ses lacets, un type qui repeint son mur, un homme qui change le pneu de sa voiture : toutes les vingt-cinq secondes l’action avance ; le mur, par exemple, est entièrement rafraïchi à la fin de la boucle), certains plans comme ceux avec le feu, le ressac des vagues ne peuvent être réellement identifiés en tant qu’évolutifs ou non ; d’autres, enfin, telle l’image de ce garçon surimprimée en triple et qui tape sur un ballon est à la fois fixe et mobile (les plans du garçon sont les mêmes, ce qui change c’est la surimpression des multiples passants sur son image).
Par ailleurs, Frampton introduit divers leurres : ainsi, certaines images contiennent des mouvements (on se dit : ça y est, la lettre est remplacée ; mais, non, dans un coin de l’image, à peine visible, rendue floue par le mouvement, la lettre est toujours là). La dernière lettre permutée est le c, c’est là qu’apparaît l’ibis. Et, quelle n’a pas été ma surprise de constater que c’était le dernier tour de roue : il n’y a qu’une seule boucle complète de la série de plans avec saynètes et motifs (puis on passe au plan-séquence final de dix minutes) (2).
Je me pose, alors, la question de savoir pourquoi, seul le premier plan modifié (le feu) et le dernier (l’ibis) ont occulté tous les autres. Est-ce que Frampton l’a programmé dès le début ? Là, nous sommes à la croisée des chemins entre l’art, les mathématiques et la linguistique ; la psychologie de l’art et aussi la psychanalyse. Cette expérience de révision et de révision que je décris ici témoigne de la vie souterraine que vivent toutes les œuvres dans l’esprit des spectateurs. La structure à la fois répétitive, en boucle et expansive de Zorns Lemma amplifie et magnifie ce phé- nomène : nous sommes proches d’une démarche extatique : des ailes qui battraient à l’infini, jusqu’à l’élévation suprême. N’est-ce pas le programme de toute œuvre d’art ?
Raphaël Bassan