À la recherche du « méta-artiste »

Raphaël Bassan

À la recherche du « méta-artiste »

Pour Marcel Mazé et Dominique Noguez

En 1971 était fondé le Collectif Jeune Cinéma (CJC). C’est, avec le recul, la mi-temps entre l’apparition des premiers films expérimentaux encore visibles de nos jours (Opus 1, de Walter Ruttmann, Manhatta de Paul Strand et Charles Sheeler, tous deux de 1921) et le moment où cet article est écrit. Ce qu’il faut noter, car ce sera une des apories cruciales touchant à la définition et à l’identité du cinéma expérimental, c’est que ces deux films n’ont, de prime abord, que peu de choses à voir entre eux. Opus 1 est un film abstrait tourné en Allemagne, au sein de vastes mouvements d’avant-garde multidisciplinaires qui secouaient alors l’Europe (Dada, futurisme, cubisme, surréalisme) ; Manhatta est un documentaire poétique, non « pédagogique », dont les sous-titres sont composés d’extraits d’un texte de Walt Whitman. Charles Sheeler est un peintre aujourd’hui oublié ; Paul Strand, un grand photographe qui deviendra membre du groupe de réalisateurs engagés
des années 1930 regroupés dans Frontier Films. Il y coréalisera avec Leo Hurwitz, Native Land (1939-1942), un des films les plus contestataires de l’époque.

 

Naissances multiples

 

Manhatta sera montré à Paris, apporté par Marcel Duchamp, à la fameuse soirée Dada du« Cœur à barbe » en 1923.

Ce film a probablement influencé les « symphonies de villes », dont Rien que les heures d’Alberto Cavalcanti (1926) puis Berlin, symphonie d’une grande ville de l’ex-abstrait Walter Ruttmann (1927) — il s’agissait souvent d’un montage de plans et de séquences qui radiographiaient une ville durant vingt-quatre heures passant des hauts aux bas quartiers.

Durant les années 1920, d’autres tactiques et techniques ont été employées par les cinéastes d’avant-garde. Henri Chomette (Cinq minutes de cinéma pur, 1925) et Germaine Dulac (Étude cinégraphique sur une arabesque, 1929) parviennent à créer de l’abstraction par l’utilisation d’éléments purement photographiques et cinématographiques. Germaine Dulac encore (La coquille et le clergyman, 1927, d’après un scénario d’Antonin Artaud) où Luis Buñuel et Salvador Dalí (Un chien andalou, 1929) utilisent des éléments figuratifs voire paranarratifs dans leurs films. Dans le film-essai contemporain, la narration « disloquée » nourrira ces spécimens dont un des parangons est La Jetée de Chris Marker (1962). On note aussi, en ces temps pionniers, la présence de l’inclassable Ballet mécanique de Dudley Murphy et Fernand Léger (1924), très en avance sur son temps qui a recours au « montage à distance » bien avant Artavazd Péléchian. Dès 1924, le Britannique Adrian Brunel utilise, dans Crossing the Great Sagrada, du matériau de found footage qu’il détourne par des intertitres sans aucun rapport avec les images. Cette technique se répandra après la guerre avec les lettristes, puis Guy Debord, Ken Jacobs, Bill Morrison ou Jean-Luc Godard. Ces quelques échantillons sont tous des pierres angulaires du cinéma expérimental en devenir. Les films d’avant-garde européens sont montrés à New York en 1928, ville très à la traîne en la matière par rapport aux grandes cités du vieux continent. Mais il y avait des groupes de cinéastes amateurs et militants dont certains (Robert Florey, Slavko Vorkapich, Ralph Steiner, Lewis Jacobs, Jay Leyda) réaliseront des films expérimentaux reconnus longtemps après.

Mais alors, où sont les clés ? Si l’on revient en 1921, on peut noter diverses choses. Depuis quelques années (en gros depuis Intolérance de David Wark Griffith, 1916), la durée du film, qui était de dix, quinze ou vingt minutes (une séance de cinéma comportait plusieurs opus), passe aux alentours de quatre-vingt dix minutes, la fiction devient le genre dominant du cinéma.
« Sans fiction, ce n’est pas du cinéma » pense-t-on à l’aube des années 1920. Opus 1 et Manhatta sont des courts métrages, ce sont parmi les premiers vrais courts métrages à l’époque où ce dernier n’était plus la norme. Opus 1 initie, après quelques tentatives infruc- tueuses, la naissance du film expérimental-abstrait. Tandis que Manhatta est un des premiers films documentaires, puisque depuis les Frères Lumière, ce dernier n’est plus un genre pris au sérieux dans le cinéma. Une certaine recherche au niveau plastique
fait également de Manhatta un film expérimental. (Le documen- taire expérimental est très présent en 2021). C’est lors de la projection de ce film que le critique Robert Allerton Parker adjoint pour la première fois au substantif (movie) le qualificatif (experimental). 1

 

Gérer l’hétérodoxie

 

Dans les années 1970, le critique Dominique Noguez s’investit, comme personne jusqu’alors en France, dans le témoignage,
la recherche, la légitimation du cinéma expérimental et le repérage de ses styles, genres, cinéastes, écoles. Il y cherche une unité, une sorte de Graal. Il suit toutes les projections concoctées par son ami Marcel Mazé dans les diverses séances du CJC, mais également à Hyères et dans de nombreux autres endroits. Il publie en 1979, Éloge du cinéma expérimental 2. Il prend alors connaissance de la richesse et de l’hétérogénéité de son corpus et barre d’une croix le qualitatif expérimental à chaque fois qu’il apparaît dans le texte. Certes, c’est la moins mauvaise définition précise-t-il mais ce n’est pas totalement satisfaisant, d’où sa graphie biffée. Devant tout de même trouver un processus d’unification pour ces films, il évoque un « pôle expérimental » censé unir ces films dissemblables, de Stan Brakhage à Marcel Hanoun. Mais c’est quelques années plus tard avec la rédaction d’Une renaissance du cinéma 3, livre consacré au cinéma underground américain, qu’avec un bâton de pèlerin Dominique se rend aux États-Unis, rencontre les artistes, et réalise une réflexion monumentale sur le sujet, encore indépassée en 2021. Il se montre à la fois attentif et dubitatif face aux analyses (parfois semées de contradictions) de P. Adams Sitney, contenues dans Le cinéma visionnaire 3 — premier livre à traiter avec pertinence et sans folklore ce cinéma– riche en néologismes mais qui ne peut en éliminer les contradictions et l’hétérodoxie (le « cinéma lyrique », la « mytho-poïétique majeure », le « cinéma structurel »). Noguez écrit, page 219 de l’édition 2002 de son livre : « L’esthéticien est comme Pascal ou Turgot considérant l’ensemble des humains “ comme un seul homme ” ou “ un tout immense ”.

Il veut un seul objet à la fois, quitte à en avouer la bigarrure. Laisse-t-il l’Un-Bien — ou plutôt l’Un-Beau —, descend-il à quelque sous préfecture de l’univers empirique, c’est la même reductio ad unum. Non pas les films, mais le film ; non pas Entr’acte et Ballet mécanique, mais le film expérimental. Ainsi ferons-nous désormais, raisonnant comme si les quelques mille films du cinéma “ underground ” américain étaient d’un seul auteur et, mieux, comme s’ils n’étaient qu’un. Certes, cet archifilm sera bien difficile à décrire, puisqu’il mue. »

 

Cas d’espèces : États-Unis et France

 

Si l’on revient sur les réflexions de Jonas Mekas, fondateur, en 1962, de la Film-Makers Cooperative (qui a servi de modèle à toutes
les coopératives dans le monde), telles qu’il les exprime dans son Ciné-journal 5, on y décèle de nombreuses hésitations. Mekas souhaite voir l’émergence dans son pays d’une Nouvelles Vague proche de la française. Il réalise d’ailleurs des films dans cette optique : Guns of the Trees (1963), The Brig (1965). Mais l’Amérique n’est pas la France, contrée où de nombreuses aides étatiques stimulent les jeunes cinéastes, tandis que Hollywood récupère et phagocyte tout. Le cinéma expérimental et indépendant américain apparaissent alors aux yeux de Mekas comme la seule manière de pratiquer un cinéma libre. Pour garantir cette liberté et cette indépendance, Mekas assure la distribution de ces films via la coop, il les défend dans la revue Film Culture qu’il a fondée en 1955 et dans les colonnes de l’hebdomadaire The Village Voice durant les années 1960.
Le résultat est payant. Ce groupe de cinéastes attire l’attention des plasticiens, musiciens, écrivains novateurs. Les
facultés s’y intéressent et de nombreux membres de la coop enseignent bientôt ce cinéma. Dans un documentaire consacré récemment à Bob Wilson on y apprenait que pour un film d’Andy Warhol, une pièce de Richard Foreman ou un concert de John Cage, il y avait toujours un cercle de fidèles new-yorkais qui était présent. Dans les années 1960, une telle démarche est impossible en France. C’est, avec la Nouvelle Vague, une révolution corporative qui a lieu. Des cinéastes « plus libres » apparaissent.

Mais si l’on regarde avec le recul (et en mettant à part des créateurs comme Alain Resnais ou Chris Marker qui ne faisaient pas
partie de cette galaxie, d’ailleurs informelle), seuls Jean-Luc Godard et Jacques Rivette sont vraiment novateurs, « révolutionnaires »
et méritent d’être comparés à leurs homologues brésiliens (Glauber Rocha, Joaquim Pedro de Andrade) ou japonais (Nagisa Oshima, Kiju Yoshida). La radicalité de Godard et Rivette a fait profiter, un temps, d’autres cinéastes de ce prestige lié à la Nouvelle Vague mais qui est obsolète aujourd’hui.
La « narrativité perturbée » de Week end (Godard, 1967) ou de L’Amour fou (Rivette, 1968), entre autre, semble ouvrir la voie
à une génération novatrice post-Nouvelle Vague 6 qui fréquentait la Cinémathèque française et que Henri Langlois voulait présenter comme l’avant-garde française face aux coups de butoir de Mekas et Sitney. Celui qui poussa le plus loin cette recherche plastique a été Jean Eustache avec La maman et la putain (1973), film monstre qui a dévoré son auteur qui n’a pu poursuivre dans cette voie.
Le Groupe Zanzibar autour de Mai 1968 et d’autres cinéastes plus ou moins proches comme Jean-Pierre Lajournade, Yvan Lagrange, Jacques Robiolles, Philippe Garrel (à ses débuts), Patrice Énard, Jacques Richard, Yves-André Delubac — la plupart sélectionnés à Hyères avant et après l’arrivée de Marcel Mazé —, faisaient office aux yeux des critiques avertis comme Noël Burch et d’autres de véritable courant underground français. On les conjuguaient parfois aux films d’Étienne O’Leary ou de Pierre Clémenti,
ces derniers étant expérimentaux au sens américain du terme à l’époque. Devant cette profusion de formes nouvelles et d’inédites manières de filmer, le critique britannique Peter Wollen souhaite, en 1974, la conjonction des deux avant-gardes, l’européenne générée par les diverses nouvelles vagues du vieux continent et les films issus des coopératives, surtout américaines et britanniques 7. C’est un même souhait qui anime Noguez lorsqu’il évoque un « pôle expérimental », lui qui avait déjà préparé le terrain en écrivant, au début de son aventure expérimentale, sur de grands auteursnovateurs. 8

 

JLG

 

Trouver le « méta-film expérimental » comme le souhaitait Noguez est impossible, mais on peut donner une idée
de ce qu’est un « méta-artiste » en évoquant le cas de Jean-Luc Godard, à nul autre pareil (le seul cinéaste qui entretienne des rapports avec lui est l’Allemand Alexander Kluge qui passe de la fiction décalée à toutes les expériences qu’autorisent cinéma, vidéo et numérique). Pourquoi Eustache ou Lajournade se sont cassés les dents ? Parce qu’ils façonnaient un devenir aux films de Godard et Rivette qui ne correspondra pas à l’évolution de ces maîtres, et que leur cinéma sera court-circuité par l’arrivée de véritables expérimentateurs français dès 1973 — Patrick Bokanowski, Patrice Kirchhofer, Claudine Eizykman, Guy Fihman — sans conséquence pour Rivette, mais suscitant des rapports ambigus avec l’œuvre tardive de Godard. De 1960 (À bout de souffle) à 1967 (Week-end), Godard travaille la narration qu’il désarticule dans tous les sens, mais plus uniquement en tant que cinéaste à partir du Mépris (1963), mais également en artiste cherchant de nouveaux modèles dans la peinture ou la musique : ces références ou emprunts seront d’abord citationnels dans sa première période, mais contamineront la totalité des films dès 1979 (Sauve qui peut {la vie}) et son retour à la fiction. À partir de 1963, Godard constate que la Nouvelle Vague bat de l’aile, il ne veut plus être cinéaste mais artiste. Avec l’arrivée de Mai 68, il fonde avec Jean-Pierre Gorin le Groupe Dziga Vertov et renouvelle durant quatre ans le cinéma militant. Godard est à l’affût de toute nouveauté qu’elle soit artistique, sociétale ou technique. Il s’empare très rapidement de l’outil vidéo et réalise un film sans équivalent alors, Numéro deux (1975) dans lequel il aborde frontalement la sexualité pour la première fois. Le film est coréalisé par Anne-Marie Miéville. Godard la rencontre en 1972 à la fin de sa période militante. Ils fondent à Grenoble
le studio Sonimage. En 1977, ils s’installent à Rolle, en Suisse, où Godard construit un studio-laboratoire qu’il garnit, progressivement — avec une partie de ses émoluments — de tous les outils technologiques dont il peut avoir besoin (caméras argentiques, vidéo, divers appareils pour le son, tables de montage) : « Le Studio Godard » fait de l’artiste un laborantin. Toutes les évolutions postérieures de ce créateur — le vidéaste des années 1970 ; l’autobiographe des années 1990, JLG/JLG, autoportrait de décembre ; le maître du remploi, d’Histoire(s) du cinéma (1988-1998) au Livre d’image (2018) — s’ancrent dans l’aventure de Sonimage. Godard enviait Chaplin d’avoir perpétuellement à sa disposition une véritable tanière avec caméras et projecteurs qui lui permettaient, en permanence, de faire ses gammes, de tester, in vivo, ses intuitions. On ne peut éviter de penser que son expérience sera démocratisée à partir des années 1990 par le mouvement des laboratoires indépendants. Jusqu’à il y a dix ans, les thuriféraires les plus ardents de JLG voulaient absolument le tenir à l’écart de tout rapprochement avec le cinéma expérimental. Alors qu’il l’a été tout au long de sa vie. Jonas Mekas écrivait dès 1968 dans son Ciné-journal : « Week-end me confirme dans l’impression que Godard avec chacun de ses films se rapproche de plus en plus des techniques et de l’esthétique du Nouveau Cinéma Américain. » 9. Même un aveugle verrait des similitudes entre Le livre d’images et Phœnix Tapes, de Christoph Girardet et Matthias Müller (1999). Nicole Brenez rompt le tabou en écrivant : « Les expérimentations plastiques sur le remploi à la fois prolongent la logique citationnelle d’ensemble à l’œuvre dès l’origine ; et rejoignent l’une des grandes traditions du cinéma expérimental, le recyclage d’images (et plus seulement de schèmes narratifs, de schémas visuels, ou de citations de textes ou de tableaux). Jean- Luc Godard croise alors les maîtres du remploi : Stefan et Franciszka Themerson, Ken Jacobs, Malcolm le Grice, Peter Tscherkassky… et principalement Al Razutis, auteur de la série Visual Essays: Origins of Film (1973-1984), voué à un projet similaire à celui de Jean-Luc Godard, créer une histoire “ véritable ”, faite d’images et de sons. Al Razutis sera lui-même remployé par Godard à partir de Vrai faux passeport (2006), comme plus tard Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi dans Le Livre d’images. » 10

Jean-Luc Godard est probablement ce méta-artiste qui, à lui seul, a su parcourir un nombre vertigineux de propositions artistiques, formelles, sociales. Il a su concrétiser cette multiple avant-garde souhaitée par Peter Wollen ; son œuvre et sa vie ont été (sont toujours) un pôle expérimental infini. Ses initiales seules, JLG, concentrent toute l’hétérodoxie de son parcours.

1

«The Art of the Camera : An experimental Movie» (cf. Jan-Christopher Horak, Lovers of Cinema. The First American Film Avant-Garde. 1919-1945, The University of Wisconsin Press, Madison, 1995, p 391).

2

Dominique Noguez, Éloge du cinéma expérimental, Centre Pompidou, Paris, 1979 ; rééd. Paris Expérimental, coll. Les Classiques de l'avant-garde, 2010.

3

Dominique Noguez, Une renaissance du cinéma. Le cinéma «underground» américain, Méridiens, Klincksieck, Paris, 1985 ; rééd. Paris Expérimental, coll. Les Classiques de l'avant-garde, 2002.

4

P. Adams Sitney, Visionary Film, the first major History of post-World War II American avant-garde filmmaker, Oxford University Press, New York, 1974 ; trad. Fr. Pip Chodorov, Christian Lebrat, Le Cinéma visionnaire : l'avant-garde américaine, Paris Expérimental, coll. Classiques de l'avant-garde, 2002.

5

Jonas Mekas, Movie Journal. The Rise of the New American Cinema 1959-1971, Collins Books, New York, 1972, trad. Fr. Dominique Noguez, Ciné-journal. Un nouveau cinéma américain 1959-1971, Paris Expérimental, coll. Classiques de l'avant-garde, 1992.

6

J'ai abordé ce sujet dans le catalogue de la 17ème édition de notre festival : «Cinéfils de l'underground français ?», pp 108-113, 2015

7

Peter Wollen, «The Two Avant- Gardes», Studio International, vol. 190, n° 978, 1975, p. 171-175.

8

Dominique Noguez, Le Cinéma autrement, UGE, Collection. 10/18, Paris, 1977 ; rééd. Cerf, Coll. 7e art, Paris, 1987.

9

Ciné-journal, op. cit p.290.

10

« Jean-Luc Godard expérimental, remarques formulées ou rêvées en Suisse et ailleurs, que raison nous garde de généraliser », par Nicole Brenez, Trafic n° 112 (hiver 2019), page 39.

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