Absis-Duras : une amitié à l'écran (entretien avec Absis)

Absis & Judit Naranjo Ribó

Judit Naranjo Ribó

Puisque cette séance replace votre amitié avec Marguerite Duras à l’écran, ma première question est d’ordre factuel. Comment vous êtes-vous rencontrées ?

Absis

Quand j’ai découvert India Song, à Cannes lors de sa sortie (1974), j’ai éprouvé un électrochoc de bonheur et de volupté. Du coup, j’ai voulu écrire sur le film et rencontrer Duras. J’ai demandé à Libération si cela les intéressait. Ils ont dit oui. J’ai réalisé ce premier entretien chez elle rue Saint-Benoît et nous avons tout de suite sympathisé.
En 1975, j’ai retrouvé Marguerite par hasard au festival de Toulon. Ces festivals à vocation non marchande sont passionnants : que ce soit celui de Toulon ou d’Hyères, ou ceux de la Rochelle ou Prades. Ces lieux favorisent les vraies rencontres. C’est à Toulon que j’ai connu Michael Lonsdale, par exemple. À la fin de ce festival, Marguerite m’a proposé de me ramener à Paris en voiture avec son fils Jean Mascolo. C’est elle qui conduisait. Et c’est ainsi que je me suis retrouvée pour quelques jours dans sa maison de Neauphle-le-Château. À cette occasion, une très grande et forte amitié est née entre nous. Nous nous voyions tout le temps. Nous avions une grande complicité sur tout. Le cinéma, les hommes, le désir, la mort, la littérature, la vie. On riait, on s’amusait, on déconnait… Je débarquais chez elle a 1h du matin et on pouvait discuter jusqu’à 3h. Elle n’était pas du tout sérieuse, à l’opposé de l’image austère que certains avaient d’elle. Elle aimait vivre, rire…

À cette époque, nous nous retrouvions presque tous les soirs entre ami.e.s. Il y avait le plus souvent Michelle Porte, Geneviève Dufour, Jean Mascolo, Carlos d’Alessio, Raoul Escari, Dominique Noguez, Bulle Ogier, Armando Llamas et, de temps en temps, Adolfo Arrieta, Michael Lonsdale, Delphine Seyrig, Claude Regy… Nous fréquentions souvent le théâtre Jean-Louis Barrault, aujourd’hui devenu le musée d’Orsay, où les pièces de Marguerite étaient mises en scène.

Judit Naranjo Ribó

Les années 70…

Absis

C’était une époque géniale. Dans Paris, flottait un parfum de magie qui permettait les rencontres. La création. C’était une ville aérée… ouverte, riche de tout.

Judit Naranjo Ribó

À ce moment-là, vous étiez journaliste ?

Absis

Disons plutôt que je faisais partie des gens un peu marginaux de l’époque. Comme beaucoup de jeunes de mon âge, je passais ma vie à la Cinémathèque plutôt qu’à l’université… Comme Godard dit, même si nous ne sommes pas de la même génération : « nous sommes né.e.s à la Cinémathèque ».
Après mon premier entretien avec Duras pour Libé, j’y ai publié quelques textes sur des films qui me plaisaient. En particulier sur le film expérimental de Jean Genet : Chant d’Amour. Ensuite, j’ai écrit pour Sorcières [1], une revue féministe non-mixte créée par Xavière Gauthier, et où collaborait aussi Marguerite. Marguerite générait beaucoup de mouvement autour d’elle. C’est ce contexte-là qui m’a donné envie de faire des films.

Judit Naranjo Ribó

On en arrive à CygneI et Cygne II, que vous réalisez en 1976.

Absis

Ce sont deux plans-séquences qui durent le temps d’une bobine 35 mm, un peu plus de dix minutes. Le premier met en scène un personnage double sur une musique de Monteverdi (Le lamento d’Ariane interprété par Janet Baker). Le deuxième, plus élaboré, est construit comme un tableau animé en un seul plan fixe où interfèrent la lumière, la voix, la musique, les déplacements.

Judit Naranjo Ribó

Du désir à la réalisation des films : comment se précise ce chemin ?

Absis

J’ai dû dire « j’ai envie de faire un film… ». Mon ami Bruno Nuytten avait accepté de faire l’image. Tout est parti du texte. C’est le texte qui est préalable à la mise en scène.

Pour Cygne I, j’ai demandé à Marguerite de le dire, off. J’ai écrit celui de Cygne II en pensant à la voix de Michael Lonsdale. Il l’a lu et m’a dit « j’accepte, ce texte est magnifique ! ».

Les décors ? Je savais précisément ce que je voulais. Je voulais tourner dans le lycée dont mon père était principal. C’était là et pas ailleurs. C’est son épouse Colette, qui est artiste-peintre, qui a construit à la perfection les décors que j’avais imaginé. Toute l’équipe est venue le jour du tournage dans ce lycée de banlieue. On a tourné les deux films le même jour.

Dans Cygne I, c’est Lizzie Lennard qui est étendue nue, magnifique, au premier plan. Moi, son double, je suis de dos au piano et je chante en playback. Pour Cygne II, il y a Colette Fellous, aujourd’hui autrice, Jean- Baptiste Malartre et moi-même.

Sur le tournage, il y avait l’équipe, mais aussi Marguerite, Michelle Porte et le producteur François Barrat (Cinéma 9, ndlr).

On a envoyé la musique en même temps qu’on filmait. Pour Cygne I, Le lamento d’Ariane s’interprète dans sa totalité et dans ce temps, la scène s’est jouée comme au théâtre. Mais je n’avais pas pensé au décalage entre la vitesse des images et celle du son. Du coup, quand on a vu les rushes, le dos de la chanteuse palpitait à contre temps.

Judit Naranjo Ribó

Dans ce cas, comment avez-vous récupéré le film ?

Absis

C’est Marguerite qui a sauvé le film en refaisant entièrement le montage pour que le souffle corresponde. Un travail de titan dont j’aurais été bien incapable.

Judit Naranjo Ribó

Et après le tournage ?

Absis

Dans le temps du tournage, je me trouvais dans un état jubilatoire, second, comme hypnotisée. Mais après coup, quand j’ai vu les rushes, ça a été le coup de massue. Je viens de retrouver un texte anonyme ayant pour titre Cygnes dans la revue Sorcières n°3 « Se prostituer » (2) où j’évoque ce moment de malaise. Je ne pense pas que ce soit uniquement parce que je joue dedans… C’est parce que ça touche quelque chose de fort, d’intense, d’interdit… Il y a quelque chose qui m’a échappé, et c’est très bien.

Judit Naranjo Ribó

Avez-vous accompagné les films, dans les mois qui ont suivi la réalisation ?

Absis

Disons plutôt que les films ont fait leur chemin : à la Cinémathèque de Beaubourg, en Italie, dans plusieurs universités. Dominique Noguez en a pris soin. Pour certaines salles, il avait fait tirer une copie 16 mm. À Toulon, le premier festival où Marcel Mazé les avait programmés, j’y étais. Mais j’ai dû sortir de la salle car Cygne II me terrorisait. Plus tard, nous sommes allées à La Rochelle avec Marguerite : elle présentait Son nom de Venise dans Calcutta désert et moi Cygne I et Cygne II. Il y avait Wim Wenders qui présentait son travail, mais nous étions parties de la salle, nous ne pouvions pas avec son cinéma… Je pense qu’il y a un cinéma féminin. Une façon de filmer des femmes qui est différente, non ?

Judit Naranjo Ribó

Oui, je crois aussi…

Absis

Des films de femmes…Il y a une spécificité. Dans la manière de filmer, dans la sensibilité, l’approche…

Judit Naranjo Ribó

Est-ce que ce sont les images, est ce que c’est le point de vue ?

Absis

C’est la façon charnelle de filmer. Les grands mouvements lents. J’ai beaucoup vu cela chez les femmes. Quelque chose de très voluptueux… Pas de champ contre-champ intempestifs. De plans trop courts. Serrés. Vous en pensez quoi ?

Judit Naranjo Ribó

Je suis plutôt d’accord avec vous. Je pense que c’est un regard autre, plus corporel, vis à vis du monde. Le corps des femmes est plus investi dans la façon de regarder le monde, ou du moins autrement, et donc de poser son regard et de penser le cinéma dans quelque chose de plus matériel… Peut-être voluptueux comme vous disiez. C’est vrai, d’ailleurs, que l’on retrouve souvent cet aspect plus corporel dans le cinéma expérimental, qui est un cinéma plus sensuel et sensitif. Je pense à Marie Klonaris et Katerina Thomadaki, dont on avait parlé dans un appel précédent, qui ont un rapport au cinéma complètement corporel…

Qu’est ce qui s’est passé dans les années 1980, il y a eu un tournant ?

Absis

Avec Marguerite on se voyait moins du fait de sa rencontre avec Yann Andréa. Cela a tout changé. Elle n’était plus la même. Elle avait perdu sa joie de vivre et ne voyait plus trop ses ancien.ne.s ami.e.s. En 1981 elle réalisera L’Homme Atlantique, très près de Yann Andréa et d’une autre énergie. Il y a quelque chose dans ce film réalisé un an avant La maladie de la mort qui, quelque part, règle un compte.

Judit Naranjo Ribó

Quand vous aviez regardé L’Homme Atlantique, vous m’aviez dit qu’il y avait un lien avec vos deux films. C’est le spectateur et son regard qui sont mis à l’épreuve tout le long du film.

Absis

C’est ça. Si vous voulez, cela était très important dans mon film. C’est normal que cela passe de l’une à l’autre. Vous verrez, quand vous regarderez mon film Cygne II, la façon dont j’ai interrogé ce rapport.

Elle, c’est différent, car elle insiste. Elle est à un autre moment de sa vie… C’est ça quand on s’est rencontrées : elle, elle avait une longue expérience de vie derrière elle et moi, j’avais une toute petite expérience de vie derrière moi. Nous étions d’une génération différente.

Je me demande ce qui nous a fait nous rencontrer comme ça. Peut- être la femme qu’elle était, celles qu’elle imaginait et son rapport à elle-même. À l’époque, j’étais une jeune femme très libre. Peut- être cela a fait écho à certains personnages de son imaginaire, à ses phantasmes. C’est difficile de savoir à quoi tient une amitié forte et ce que l’on suscite chez les autres.

Judit Naranjo Ribó

Il y a sans doute une complicité que l’on ne maîtrise pas, que l’on ne peut pas toujours dire.

Absis

Je me souviens de l’odeur de ses cheveux. Elle y mettait de la violette, dans ces cheveux. Elle avait une présence très charnelle que j’aimais beaucoup… Elle aimait coudre, faire la cuisine, conduire, cultiver le jardin. Moi, pas. Dans un entretien que j’avais fait avec elle qui est paru dans Sorcières n°3, elle avait terminé en disant « Je me déteste, ce que j’aime c’est mon désir ». On va peut-être arrêter là, car ça fait remonter trop d’émotions.

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La totalité des 24 numéros thématiques est consultable en ligne : https://femenrev.persee.fr/collection/sorci

Crédits : images extraites des planches contact des photos réalisés par Jean Mascolo lors du tournage en 1976.

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