Dans le prolongement du colloque « Arts filmiques et expérimentations optiques contemporaines » qui se tient les 12 et 13 octobre à l’ENS Louis-Lumière, sous la direction de Pascal Martin, Nicole Brenez et Bidhan Jacobs, nous proposons quelques films de notre catalogue explorant trois aspects de cette thématique. Il nous a semblé pertinent de démontrer que l’intérêt porté par le cinéaste sur le lieux et le moment où la lumière pénètre dans l’appareil de prise de vue, autrement dit, l’objectif, est tout à fait délié de préoccupations de genres ou d’esthétiques. Les films de ce programme relèvent de styles très différents mais pour chacun d’eux un choix technique portant sur la dimension, la préparation ou l’usage de l’objectif, s’est avéré déterminant.
Dans les films, sans titres, de Dominik Lange, le dispositif optique est en même temps le vecteur et le sujet du travail. Passionné de culture technique cinématographique, Dominik Lange explore avec des moyens parfois déroutants par leur apparente simplicité, les possibilités d’enrichissement des sensations éprouvées devant l’écran, notamment avec le relief. Ici, tout repose sur le principe de la polarisation permettant au regard du spectateur, grâce à des lunettes, de discriminer deux images distinctes. Les images ont été tournées sur pellicule par une seule caméra équipée d’un stéréoscope à miroir. Ainsi, chaque photogramme est constitué de deux images absolument identiques mais légèrement décalées latéralement l’une par rapport à l’autre. Au moment de la projection, un dispositif optique polarisant affecte à chacune des deux images un sens de polarisation, par exemple horizontal à celle de gauche et vertical à celle de droite. Les lunettes polarisées du spectateur ayant elles aussi le verre de gauche polarisé horizontalement et celui de droite verticalement, chaque œil reçoit l’image qui lui est destinée. Les deux images fusionnent en une seule par l’interprétation du cerveau qui la dote, comme s’il s’agissait d’un produit cognitif ordinaire de la vision, des mêmes propriétés tridimensionnelles. Les films de Dominik Lange sont les produits d’une extrême attention portée aux principes physiques de la vision, de l’optique et de la diffusion de la lumière, d’une grande sensibilité aux choses, plus particulièrement à la nature, et d’un soin méticuleux porté à la fabrication de dispositifs fragiles et uniques. Le but est de retrouver le plaisir de voir.
Chez Pierre Merejkowski, la préoccupation technique est généralement très lointaine. Son œuvre se construit sur le principe d’une mise en scène de sa propre parole, incarnée par un personnage récurrent dans tous ses films, en même temps lui-même et un autre. Sa parole, qui est aussi sa pensée, affronte le réel dans des situations parfois cocasses où elle ne s’impose pas toujours. Cette dialectique savante de l’esprit acceptant dans son activité la limite que la réalité lui impose en même temps qu’elle fait naître l’utopie, se retrouve dans l’équivoque cinématographique permanente entre fiction et réalité. Si Pierre Merejkowski ne s’intéresse pas spécialement à la technique, il n’a rien contre. Aussi, lorsqu’il s’empara de ces micro-caméra qui commencèrent à se répandre au début des années 2000, il trouva spontanément la manière d’en tirer profit. Ici, l’optique miniaturisée autorise un rapprochement inédit avec le regard et l’esprit hyperactifs de Merejkowski. Le spectateur abandonne la position d’extériorité dans laquelle le cantonne la prise de vue de l’opérateur-complice des autres films pour adopter simultanément celle de Merejkowski et de son double. Il est ainsi plongé, par la seule vertu de ce petit objectif miniature, dans un jeu de miroir proprement schizophrénique.
Avec Drazen Zanchi, l’enjeu cinématographique se situe à un niveau peut-être plus classique. Il démontre avec Split que l’objectif, composé d’un mécanisme de diaphragme pour régler la quantité de lumière que l’on laisse entrer et d’un mécanisme permettant de déplacer les uns par rapport aux autres des groupes de lentilles pour zoomer et faire le point, est bien l’organe absolument essentiel grâce auquel se joue toute la poésie de la fixation d’une image. Pierre Schaeffer disait que filmer ou enregistrer un son, sont des actes poétiques parce qu’en dépit du caractère automatique des outils de fixation, il y a toujours des écarts, des interstices, entre les choses et ce qu’on fixe d’elles. Ces écarts, auxquels on est habitués à ne pas faire attention, renseignent sur un certain usage des outils. Drazen Zanchi, avec maîtrise et persévérance, force notre attention à s’installer dans le lieu et le moment où le flux de lumière, perturbé par les ajustements imposés par la main de l’opérateur aux mécanismes de l’objectif, transforme quelque chose en rien, ou plutôt l’image d’une chose en une autre chose. Le lien est vraiment instable entre le port de split et son image. Seul le cinéaste, contrairement à la machine parfaitement indifférente, est garant d’un certain ordre sur la base duquel on peut s’entendre pour voir, sentir, penser.
Mon biofilm Kronos, sera présenté sous la forme d’une performance avec un accompagnement musical live et un narrateur (dont le rôle rappellera celui des premiers bonnisseurs du cinéma muet). Ce film a été conçu autour d’un double objectif : construire une allégorie à partir du mythe de Kronos, le dieu des Titans qui voulut empêcher ses enfants de lui succéder ; construire un univers visuel qui déforme la représentation d’un monde tridimensionnel orthogonal. C’est surtout ce second point qui nous intéresse ici. Les optiques en photographie sont conçues de telle sorte que les aberrations soient réduites au maximum. Bien sûr, avec de longues ou de courtes focales elles sont perceptibles mais admises par l’observateur car le lien entre réalité et représentation reste très fort et bien interprété. En travaillant avec des objectifs préparés, notamment l’utilisation d’un prisme mobile placé devant l’objectif, les rapports des volumes à l’intérieur du cadre sont beaucoup plus difficiles à référer à un espace euclidien. la perception d’un « réel » est perturbée, l’iconique (l’imagité) prime alors sur l’indiciel (l’adhérence au réel). C’est la meilleure voie trouvée ici pour accéder au poétique.
— Frédéric Tachou