La position de Segundo de Chomon (1871-1929), dans l’histoire du cinéma est au mieux problématique, au pire inexistante. Deslandes et Mitry1 consacrent chacun deux lignes à cet employé de Zecca, l’un pour vanter les trucages de Liquéfaction des corps durs et du Roi des aulnes, l’autre pour annoncer son arrivée en France. Sadoul2 au contraire expose sa vie et son œuvre dans un chapitre entier, voué à la naissance du dessin animé. D’obscur artisan de Pathé à génial inventeur de la stop motion, ce personnage oublié revient réclamer la place qui lui est due, au gré de publications majoritairement espagnoles3.
Chomon, coloriste de talent depuis 1902 à Barcelone, est engagé par Pathé en 1905 pour prendre la relève de l’opérateur André Wanzele, parti à Rome avec Gaston Velle. Il s’agissait explicitement de concurrencer Méliès sur son terrain, ce qu’il fera jusqu’en 1910, fin de son contrat, en participant à plus de cent cinquante bandes fantastiques, féeriques, comiques.
“C’est ainsi que grâce à ses aptitudes et ses idées originales, Chomon, de suiveur, devint peu à peu un créateur et, de pratiquement inconnu, un artiste technique qui parmi quelques autres élèvera l’expérimentation des photographies en mouvement du stade de la physique récréative à la hauteur d’un art, d’une technique rudimentaire à une science dont les principes (bien que naturellement plus évolués) subsistent aujourd’hui.”4
Il commence par réaliser des remakes, plus ou moins camouflés, de films de Méliès. Le Troubadour (1906) est une copie à l’identique de l’Homme orchestre de 1900. Mais, curieusement pour le technicien méticuleux qu’est Chomon, les musiciens se chevauchent, les repérages pour les surimpressions ayant été visiblement bâclés. À l’inverse, son Excursion dans la lune (1908), reprise fidèle du Voyage dans la lune de 1902, réussit parfaitement les tours de force du film et rajoute une merveilleuse idée de mise en scène, l’ancêtre de toutes les simulations en images de synthèse qui occupent dorénavant les écrans : lorsque l’enchanteur explique à l’assistance son projet de voyage à l’aide d’un tableau noir, la terre s’anime, la fusée vole vers la lune, là où Méliès se contentait de quelques traits à la craie. La carrière de Chomon est à l’image de ces deux bandes : il s’appuie sur des techniques connues, mais ne se contente pas de les appliquer scrupuleusement. Il n’aura de cesse de les améliorer, de leur trouver des usages cinématographiques, adaptés au médium, et de se les approprier pour en faire l’expression de ses préoccupations et de ses thèmes favoris.
Si Méliès transforme les « trucs » de théâtre et de prestidigitation en « trucages » cinématographiques, Chomon, lui, transforme les trucages en « effets spéciaux ». Chomon préfigure certainement les « superviseurs des effets spéciaux » modernes tels Trumbull, Tippet, Smith, etc., experts dans certains types de trucs, mais capables de tout faire, allant de studios en studios apporter leur savoir-faire. Volontairement ou non, Chomon se « spécialise » peu à peu uniquement dans les effets, renonçant à réaliser, jouer, écrire un film, comme pouvait encore le faire Méliès, ce qui entraînera - en partie - la perte de ce dernier.
Les innovations de Chomon portent surtout sur l’usage de la lumière électrique, de la couleur ou du « carello », l’ancêtre du travelling. Alors que Méliès décline indéfiniment les mêmes techniques (arrêt et surimpression), Chomon démultiplie les effets, utilisant les ombres chinoises, la prise de vues image par image, les caches, les mouvements de caméra, l’éclairage, l’inversion de la pellicule… L’activité de Chomon se déroule dans une période où l’explication technique commence à relayer l’aura magique qui entourait le fait cinématographique. Tandis que L’Illustration, des 21 mars et 4 avril 1908, explique les trucs de la maison Gaumont5, trucs développés dans Lectures pour tous6, n° 9 de juin 1908, d’autres auteurs s’insurgent contre de telles pratiques qui sont accusées de détourner le public de la féerie. Chomon entre dans ce débat d’un point de vue pratique, en multipliant astuces et techniques nouvelles pour surprendre ce public avide de nouveautés et surtout en tentant de plus en plus de faire rentrer le trucage dans le langage cinématographique.
A côté de la figure de Méliès, « illusionniste fin de siècle », encore lié au XIXe siècle, Chomon est bien le superviseur du XXe siècle. Dans ses films, Chomon passe du fantastique à l’anticipation, utilisant l’électricité comme ressort narratif, faisant disparaître progressivement la magie pour la remplacer par des dispositifs techniques. Dès les années 1906-1908, tout en produisant encore des “films à trucs”, Chomon faite aussi rentrer le trucage dans l’histoire, inaugurant un équilibre selon lequel l’effet spécial doit éblouir et émerveiller, mais sans être le seul attrait d’un film. C’est bien cette conception de l’effet spécial qui fait la particularité de Chomon, et qui le pousse dans des expérimentations qui peuvent sembler parfois proches des essais de Méliès, mais qui possèdent pourtant un style et un usage totalement singulier au début du XXe siècle.
— Réjane Hamus-Vallée
(Ce texte est une version réduite de l’article « SEGUNDO DE CHOMON », in Pour une histoire des trucages, revue 1895 n°27, septembre 1999)
[NB : c’est volontairement que nous avons francisé l’orthographe du nom de Chomon et omis l’accentuation.]