Écologie = jardinage + luttes des classes
« L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage », slogan devenu célèbre du syndicaliste brésilien Chico Mendes. Soyons mathématiques. Si c’est vrai, on peut reformuler autrement : “Écologie égale jardinage plus lutte des classes”. Les additions, l’articulation des forces, c’est toujours mieux pour combattre les dévastations qui nous guettent, qu’elles soient environnementales ou fascistes. Mais cette formule ne peut fonctionner que si l’on entend ces termes dans leur définition large. Comprenons donc jardinage comme décrivant toutes les manières de cultiver les relations entre humains et non-humains (animaux, plantes, terres, etc.). Pensons aussi en termes DES luttes des classes, intersectionnelles, contre toutes formes de domination (socio-économiques, hétéro-patriarcales, coloniales, etc.). Addition, alors, qui implique d’élargir la focale sur nos luttes, voir comment elles s’imbriquent dans un contexte encore plus vaste que ce que l’on pensait, peut-être y découvrir des allié.e.s insoupçonné.e.s, invisibilisé.e.s jusqu’alors. Addition qui pousse aussi à regarder de plus près ces êtres qui peuplent le monde qui nous entoure, et y reconnaître des rapports de force qui sont étrangement familiers. Recadrer nos perspectives, donc : voir autrement, étrangifier ce qui semblait familier, familiariser ce qui nous était étranger, rendre visible ce qui était invisibilisé, découvrir des liens souterrains entre les êtres et comment leurs existences peuvent se superposer. Tout cela, le cinéma – et surtout les cinémas différents et expérimentaux – sait le faire.
Car ne serait-ce pas là le propre des pratiques différentes et expérimentales du cinéma ? D’interroger ce qu’on perçoit et comment on le perçoit, d’élargir le domaine de ce qui est perceptible et de subvertir les injonctions relatives à ce qu’on a le droit de percevoir. Scott MacDonald, le premier à utiliser le terme « d’écocinéma » dans le contexte du cinéma expérimental, écrivait justement dans son célèbre article « Towards an Eco-cinema » que l’écocinéma devait « re-former » (retrain) la perception. Et le domaine du cinéma expérimental est par ailleurs le lieu où les artistes tentent de faire autrement, de créer en dehors des carcans de l’industrie qui a si longtemps été complice des maux auxquels nous faisons face aujourd’hui. C’est sûr : ce n’est pas le cinéma qui nous sauvera de ceux-ci. Mais il peut au moins proposer d’autres manières de voir et de s’engager avec le monde et la société à partir des multiplicités enchevêtrées qui les composent. Les pensées écologiques et les cinéma différents et expérimentaux ont cela aussi en commun : contre la vision unique et la standardisation généralisée, la défense de la coexistence de multiplicités. Multiplicités de perspectives, d’existences, de temporalités et de manières d’agir.
Multiplicités qui s’expriment partout, donc, dans ce 26e Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris, qui aura lieu du 13 au 20 octobre 2024. Cette année pour notre compétition internationale, nous avons reçu plus de 1500 films et vidéos, réalisés en 2023/2024. 44 propositions se sont dégagées, provenant de 25 pays, présentées lors de 6 séances en présence des cinéastes. Des occasions d’échanges et de rencontres, comme lors de la délibération publique du jury. Il y aura bien sûr aussi une séance Jeune Public, réalisée à partir des films du catalogue du CJC par Pétronille Malet et Robin Vaz de notre pôle transmission, ainsi qu’une programmation consacrée aux films de cinéastes de moins de 18 ans.
Multiplicités qui s’expriment également dans le Focus, en programmant des œuvres variées, éclectiques et même parfois peut-être dissonantes, qui chacune et ensemble racontent une pluralité de manières d’aborder les articulations entre ces « jardinages » et ces « luttes des classes ». Mais aussi en revenant au principe des séances « hors les murs », ce qui donne l’opportunité de découvrir ces œuvres dans plusieurs lieux à Paris et ses alentours : le DOC, les Laboratoires d’Aubervilliers, le Centre Pompidou, le Shakirail et le Grand Action, qu’on remercie d’avoir accepté de nous accueillir pendant le festival. C’est également dans cet esprit que nous avons voulu organiser une table ronde au Shakirail sur « l’écosystème du cinéma expérimental francilien », invitant des membres des diverses associations et institutions du cinéma expérimental à venir discuter des multiples enjeux contemporains liés à la production, la distribution et la projection de ces formes cinématographiques en Ile-de-France. Et c’est enfin selon cette logique de l’articulation des multiplicités, même parcellaires que, dans ce catalogue, plutôt que de publier des textes longs autour de la thématique du festival, nous avons choisi de constituer un “bouquet” de fragments : des bouts de textes, des phrases, des paragraphes ou des images, tirés d’ouvrages ou d’articles connus et moins connus, qui parlent de cinéma ou d’écologie ou les deux, ou encore des contributions inédites qui nous ont été envoyées par des artistes ou théoricien.ne.s en réponse à ce fameux slogan si provoquant de Chico Mendes.