« Tais-toi, Euthydème, dit Ctésippe ; comme on dit “tu n’arraches pas le lin au lin”; c’est une étrange assertion que tu fais, si ton père est le père de tout le monde.
– Mais il l’est, dit-il.
– Et ta mère est aussi leur mère ?
– Ma mère aussi.
– Alors ta mère est aussi mère des hérissons de mer ?
– Et la tienne aussi, dit-il.
- Et toi dès lors, tu es frère des veaux, des petits chiens, des cochons de lait ? »
Dans l’extrait de ce dialogue intitulé Euthydème, écrit par Platon il y a deux mille quatre cent ans, n’assiste-t-on pas, peut-être pour l’une des toutes premières fois dans notre culture, au recours à l’absurde pour démontrer que l’esprit humain est aussi apte à créer du sens qu’à le faire perdre ?
Dans l’art, l’absurde, ce peut être simplement une composante de l’œuvre pour en dire toute la fragilité ou la vanité. On vise ainsi la figuration d’un monde qui ne semble pas entièrement réductible à de la signification.
Dans d’autres cas, c’est l’œuvre elle-même qui est composée de façon absurde. Dès lors, en tant que partie de la réalité, ou détail, l’œuvre condamne la prétention du tout (dans lequel elle s’inclue) à se constituer en une totalité cohérente et unifiée préhensible par l’esprit, donc formulable dans un discours.
L’absurde est l’ennemi de toute pensée sérieuse, non parce qu’elle est sérieuse mais parce qu’elle est prétentieuse. S’il ne s’agissait que de s’opposer au sérieux, le comique suffirait. Or, l’absurde ne poursuit pas un effet comique. Le dialogue entre Euthydème et Ctésippe n’est pas conçu dans un but comique mais dans celui d’opposer le sérieux à lui-même, à sa propre prétention.
Pour y parvenir, l’absurde emprunte ses termes au discours sérieux mais les organise de telle manière que soit anéantie toute signification. Ceci peut être poussé jusqu’au point où l’absurde ressemble tellement au non-absurde que le rationnel devient l’irrationnel et l’irrationnel le rationnel. Beckett a parfaitement abouti en suivant ce principe et nous invite à adopter les points de vue de Murphy, de Watt, de Mercier et Camier et de bien d’autres de ses personnages, exécutant de la manière la plus naturelle qui soit, avec l’esprit de suite le plus logique qui soit, des gestes parfaitement normaux dans leur monde, faisant par-là même ressortir le nôtre comme étant totalement anormal.
A ce stade, l’absurdisme est constitué en tant qu’art.