L’absurde et l’improbable dominent en synergie avec les éléments culinaires. Des interrogations en découlent… Le chewing-gum est-il réellement un aliment ? Les tritons sont-ils apprivoisés pour leurs qualités nutritives ? La vie n’a pas de sens, ces films non plus. Rien ne va plus, les jeux sont faits. Les mauvais jours, on pourra se réjouir que, de temps en temps, la vie et la magie du cinéma coïncident. Les bons, on remarquera que le cinéma reste toujours plus cohérent que la vie au jour le jour et célébrer sa logique qui, dans un subtil jeu de vases communicants, rend cette dernière plus étonnante, plus réjouissante et donc plus sensée.
Des forces invisibles se manifestent, comme cette voix qui, tout au long de The Girl Chewing Gum, semble pouvoir contrôler les attitudes les plus naturelles des passants d’une rue de Londres et lire leurs pensées les plus secrètes, ou ces instances mystérieuses, ce couple de mauvais génies, venant tenter Lady Jibia, la femme mollusque. Cette dernière refusera de succomber à leurs suggestions mi-sarcastiques mi-érotiques et préférera préparer impassible un plat de seiche aux oignons.
Plates, premier d’une série de six courts métrages intitulé Double Trouble, présente une scène de ménage : un vieux couple acariâtre incarné par Bill Rice et Taylor Mead se retrouve pour partager un repas. Le dialogue se compose des bruits d’assiettes vides qui passent, s’empilent, s’entrechoquent devant l’un ou l’autre des deux convives de ce dîner sonore et frugal. La joute corporelle et bruitiste devient un travail de surenchère minimaliste.
Dans Gargantuan, l’homme en pyjama ne semble pas surpris de partager son lit avec un amphibien, et fredonne, impassible, une mélopée en son hommage. Il y a dans ce film une complicité transgressive entre les « deux côtés » de la caméra : ce que le spectateur observe semble commenté par le protagoniste qui apparaît peu à peu à l’image, bien qu’évidemment il ne puisse pas percevoir le résultat du dézoom que nous découvrons.
Breakfast nous met face à ce même type de situation transgressive : la scène du petit déjeuner, privée de ses acteurs, en vient à être attaquée matériellement par la caméra elle-même. Le repas merveilleux l’est-il vraiment ? Dans tous les cas, la caméra en fait physiquement la critique.
Dans The Vegetarians, la référence aux représentations normées du cinéma et de la télévision est plus évidente par la mise en scène d’une parodie de dîner romantique qui, plutôt que de déboucher sur une demande en mariage, se transforme en carnage. De nouveau, la caméra sort de son périmètre de sécurité et s’approche trop près, beaucoup trop près. Les aliments présentés comme délicieux passent en macros tandis que la mélodie, sirupeuse à souhait, chavire pour laisser la place à des bruits de chantier. La chair des tomates, la fourchette qui l’éventre ou son ingurgitation deviennent quasiment abstraites tout en évoquant un monde de violence et de cinéma gore. Pendant que des bouches déchiquettent des feuilles d’artichaut ou que des pics s’emparent d’olives, des sons saccadés évoquent l’opération compliquée de robots archaïques… L’alchimie opère.
En prenant pour thème l’espace quotidien et domestique – lieu où l’on assouvit ses besoins primaires –, ces œuvres interrogent la vie pulsionnelle. Quels que soient leurs modes opératoires, elles se moquent d’une esthétique naturaliste qui voudrait nous faire croire que nous sommes tels que celle-ci nous peint. Plutôt que de nous renvoyer une image rassurante de notre existence quotidienne, elles convoquent ces forces que nous voudrions ignorer, et qui pourtant sont présentes en nous et autour de nous. Sur le mode du grotesque et de l’improbable, elles mettent en scène des cauchemars ordinaires. On y perd le contrôle des gestes les plus simples et la maîtrise d’un espace reconfiguré, transpercé ou bien aplati par l’œil de la caméra, dont l’être humain n’est plus le centre, laissant insidieusement place au retour du refoulé.
— Gabrielle Reiner et Olivia Cooper Hadjian