À l’instant suivant, Alice avait traversé la glace et sauté avec agilité dans le salon du Miroir. La toute première idée qui lui vint, ce fut de regarder s’il y avait du feu dans la cheminée, et elle fut ravie de constater que l’on y entretenait un feu bien réel et tout aussi ardent que celui qu’elle avait laissé dans l’autre salon. « De sorte que j’aurai chaud ici autant que là-bas, se dit Alice : davantage même, puisqu’il n’y aura personne pour me réprimander si je m’approche de la flamme. Oh ! Comme ce sera drôle, lorsque l’on me verra dans la glace et que l’on ne pourra pas venir m’attraper ! »
(Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir)
L’un des ciné-clubs les plus importants en ex-Yougoslavie était l’Academic Kino Club, fondé en 1958, et devenu l’Academic Film Center (AFC) en 1976. L’AFC a laissé sa trace dans la culture du cinéma expérimental en Yougoslavie et en Serbie grâce au travail des artistes qui lui sont associé.e.s. L’appellation « artistes » dans les publications et notes historiques du club a toujours désigné des auteurs masculins. Bien que chaque génération de l’AFC ait connu des femmes camarades comme membres du club, les autrices de l’AFC sont restées inaudibles et invisibles jusqu’à récemment. Ce programme ne présente que quelques unes des autrices qui ont travaillé et produit au sein de l’AFC depuis les années 1960. Dans les notes du Kino Club, on ne trouve rien de plus que des données sur les films. Mis à part le fait que ces films furent réalisés par des femmes, il serait difficile d’associer aux autrices de l’AFC des tendances ou une stratégie féministe.
Néanmoins, tout comme Alice glissant à travers le miroir en réalisant que rien n’est tel qu’il y paraît, plusieurs miroirs dans les films des autrices de l’AFC révèlent des motifs, des thèmes, des traitements artistiques qui pourraient avoir été répétés inconsciemment et transmis à travers les générations, tissant en réseau un monde alternatif. Les films réalisés par les premières autrices témoignent d’esthétiques significatives et d’une inscription forte dans le cinéma de genre qui sont les caractéristiques d’une époque et les tendances artistiques du contexte idéologique et matérialiste mentionné ci-dessus. Ici, l’expérience des femmes est communiquée directement ou indirectement, à l’image de l’appel de Laura Mulvey pour un nouveau cinéma féministe d’avant-garde qui interromprait le plaisir narratif du cinéma classique où les figures de femmes à l’écran ne sont que des objets du désir et du regard masculins. Le corps comme médium artistique dans les films des autrices de l’AFC ne représente pas un plaisir visuel mais une trace idéologique. Du traitement structurel qui anime l’image d’une femme sédentaire dans A Journey de Bojana Vujanović (le même traitement sera répété quarante ans plus tard dans Dogs, Moon river and Baudelaire de Marija Kovačina), en passant par Personal Discipline (réalisé par Miroslav-Bata Petrović & Julijana Terek) avec l’action subversive d’une femme se rasant le crâne et l’exhibant dans les rues ; jusqu’au corps en mouvement collectif dans Yugoslavian Home Movies de Salise Hughes, un corps cinématique qui représente un corps historique en action. Même rétrécis à l’état de poupées (Olimp de Smilja Tadić), d’images publicitaires (Wechselstrom de Nina Kreuzinge), même abstraits (Mirror de Jelena Bešir) ou effacés (Sky Lines de Nadin Poulain), ils racontent des histoires sur le temps et l’espace. L’espace, comme paradigme interprétatif significatif des esthétiques féministes, n’est jamais du domaine privé et chaque film des autrices de l’AFC montre l’interaction complexe entre l’espace et le genre. Dans leur voyage, tous les corps se meuvent en transgressant les frontières entre le privé et le public, l’intérieur et l’extérieur, faisant du royaume du cinéma un espace fondamental dans lequel l’expérience des femmes peut être exprimée. Néanmoins, ce propos n’est exprimé qu’à travers des moyens cinématiques alternatifs, alors que les corps des autrices de l’AFC restent trop silencieux et ne chuchotent que de temps en temps.
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Isidora Ilić (Doplgenger)