« En regardant en arrière et vers l’avant (vers le futur-passé), nous pouvons marcher dans le présent-futur ». C’est la traduction de « Qhipnayra uñtasis sarnaqapxañani », un aphorisme aymara que la sociologue bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui utilise pour faire allusion à la relecture de l’histoire officielle afin de la décoloniser. Ceci repose sur un désir profond de trouver sa propre mémoire, de formuler des histoires alternatives qui nous renvoient à la pluralité des significations que peut avoir l’histoire, selon les sujets qui font l’histoire et ceux qui la racontent. Partager nos histoires en tant que femmes cinéastes nous permet de corriger les lacunes, les effacements et les incompréhensions de l’histoire audiovisuelle hégémonique écrite depuis un point de vue patriarcal et occidental. Comment la pratique même de la mémorialisation et de la réécriture nous mènent à la formation d’une conscience et d’une identité de soi qui est politique ?
Ces films réalisés par des cinéastes latino-américaines proposent une histoire particulière à rebrousse-poil qui questionne l’empreinte occidentale et blanche du féminisme classique qui a rendu invisibles les femmes noires, indigènes et queer. Auparavant considérées comme femmes du tiers-monde, ces cinéastes latinxs acquièrent la qualité de sujets de leur propre histoire, une écriture qui casse l’unité des faits autour d’une continuité et d’une directionnalité.
Avec ces ruptures, émerge une multiplicité de directions possibles. On parle d’un cinéma décolonial qui propose un nouvel engagement avec l’audiovisuel, qui ouvre l’espace aux questionnements qui ont été souvent réprimés, omis ou supprimés. L’idée de « femme » comme une catégorie homogène et universelle qui partage la même oppression n’est plus juste : définir le féminisme uniquement en termes de genre suppose que notre conscience d’être une femme n’ait rien à voir avec la race, la classe, la nation ou la sexualité. Travailler à partir de l’intersectionnalité nous permet d’avoir une relecture de l’Histoire, de la modernité, de sa colonialité et du patriarcat.
L’Utilisation du « x » en espagnol remplace toute marque grammaticale qui désigne le sexe. Le langage de l’objectivité est un langage du pouvoir, cela nous fait penser que le problème de la colonisation de mondes non européens et la généralisation produisent des effets d’homogénéité a-historique. L’idée d’un contre-cinéma, à rebrousse-poil, permettrait alors une exploration de la subjectivité des femmes, de leur regard et de leur désir. Ce cinéma devient le support dans lequel se forgent des nouvelles identités politiques, un espace de lutte et de contestation de la réalité elle-même.
En Amérique latine les femmes noires, indigènes et blanches ont des histoires très différentes en ce qui concerne l’héritage particulier de l’hégémonie euro-américaine après le quinzième siècle ; notamment l’héritage de l’esclavage, la migration forcée, le travail sans contrat, le colonialisme, etc. C’est ainsi que les récits que nous présentons lors de ce programme portent sur des lieux et des histoires de luttes spécifiques des peuples de couleur et des peuples postcoloniaux.
Par ailleurs, cet effort de déconstruction du regard hétéro-patriarcal et colonial rejoint la catégorie d’espèce en tant que catégorie d’oppression. Celle-ci, comme construction socioculturelle, marque la séparation entre les animaux humains et animaux non-humains basée sur un système de domination spéciste. La non-appartenance à l’espèce humaine est le résultat d’une vision anthropocentrique qui exclut les corps non-humains, dans une frontière qui les expulse de ce qui est considéré comme « respectable ».
La spatialité occupe aussi une place très importante ici car elle met en avant le mouvement, les dislocations, les frontières, les croisements, la mobilité et le déracinement.
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Inés Lopez
Inés López est une réalisatrice uruguayenne basée à Paris.
Son projet de recherche au sein de l’Université Paris 8 Vincennes — Saint Denis dans le master Théorie, Esthétique et mémoire du cinéma, porte sur la construction d’une mémoire cinématographique féministe décoloniale en Amérique latine. Ses travaux personnels sont liés au cinéma argentique et son expérimentation ainsi qu’aux féminismes, à la fabulation et à la mémoire. Depuis 2010, elle fait partie du laboratoire du cinéma de la Fondation d’Art Contemporain (Montevideo, Uruguay).