Mauvais génies

Focus #2

jeu. 3 octobre 201903.10.19
20H00—22H00
Ciné 104
Tarif
plein : 6€
réduit : 4€

Programmé et présenté par Gabrielle Reiner et Thibaud Leplat (CJC)

Le quotidien est abordé ici en grande partie via le journal intime. On y file la métaphore du paysage état d’âme pour parler de ses désirs, de ses tourments et de sa relation aux autres. L’esprit transpose une sensibilité à l’espace à travers sa vision teintée d’imaginaire et de souvenirs. En ce qui concerne les mauvais esprits, ils hantent un lieu, influant sur son atmosphère. Parfois c’est la cinéaste elle-même (ou ses acolytes) qui, par effet de miroir, devient le genius loci ; loci qu’elle filme et habite tout à la fois. Militante, contemplative ou sensuelle, la séance regroupe trois générations de cinéastes femmes : Barbara Hammer, Anne Charlotte Robertson et Maplo (Marianne Ploska).

Reel 40: Visiting Grandmother. My Insanity. Wyoming
Anne Charlotte Robertson
États-Unis
1984
Numérique
23'
My Trip to Klonova
Maplo
France
2012
35 mm numérisé
3'
Reel 23 : A Breakdown (and) After The Mental Hospital
Anne Charlotte Robertson
États-Unis
1991
Numérique
26'
Leaven
Maplo
France
2012
16 mm numérisé
7'
Dyketactics
Barbara Hammer
États-Unis
1974
16 mm numérisé
4'
Superdyke
Barbara Hammer
États-Unis
1976
16 mm numérisé
19'

Si la quête identitaire est le leitmotiv de ces artistes, l’idée de mauvais génie évoque le caractère subversif des images et des propos tenus par rapport aux codes (hétéronormés) du cinématographe. Les films présentés célèbrent la rencontre avec l’autre, un.e autre avec qui (re)découvrir son identité féminine ou queer, par essence plurielle.

Anne Charlotte Robertson réalise entre 1981 et 1997 un immense journal filmé de plus d’une trentaine d’heures. Au défilement de sa vie se superpose le défilement des images qui viennent témoigner d’une existence hantée par la maladie mentale. Reel 40 date de 1984. Dans ce chapitre, la cinéaste revient sur les lieux où sa mère a vécu. À l’image : pièces d’une maison, photos et pierres tombales se succèdent. Au son : questions existentielles, réflexions mélancoliques entrecoupées de célébrations du Cosmos. Les astres comme le soleil couchant ou un croissant de lune viennent ponctuer le film de façon quasi méditative. Les manifestations lumineuses sont traitées comme des expériences religieuses. Cette attention particulière aux jeux de lumière se trouve souvent renforcée par des effets de time-lapse qui accentuent leur dimension sacrée. Ainsi, la lumière d’une fenêtre s’apparente à une présence divine. L’artiste filme un vitrail représentant l’agneau pascal, symbole de miséricorde et va se présenter comme une nouvelle Marie-Madeleine.

Pour fuir ses souvenirs familiaux et ce délire mystique, Robertson prend la route laissant derrière elle les lumières de la ville et autres enseignes publicitaires. Ces dernières basculent du net au flou et du figuratif à l’abstraction suivant la vitesse de sa course nocturne. Leur aspect angoissant, électrisant et chaotique renvoie à son état délétère tel des sautes d’humeur ou de brusques poussées d’angoisses. Le voyage en voiture devient ainsi un exutoire au spleen. L’habitacle protecteur lui permet de contempler le monde et de scruter les lieux par l’intermédiaire de sa caméra. Un road-movie quasi animiste s’en suit quand elle atteint enfin les paysages sublimes du Wyoming. Grands espaces, vaches, moutons et bisons viennent panser sa tristesse. Une communion avec la Nature, voire l’espoir d’une fusion avec celle-ci semble alors espérée.

Reel 23 est tourné sept ans plus tard. L’artiste, affectée par une histoire d’amour, s’est enfermée dans son appartement. Face caméra, la jeune femme se confesse : elle aborde sa maladie, sa relation complexe à la nourriture et son désir de fusion avec le monde. Pour elle tout fait sens : un téléfilm et elle s’invente un rôle de composition, un échange de regard et c’est le grand amour… La réalité bascule dans la fiction et c’est la crise. Son état convulsif s’accompagne d’un rapport au temps élastique (violentes variations de rythme des images, stop motion) et d’une obsession des détails qui va croissant. Des gros plans insistants, voire des plans macros des repas qu’elle se prépare et qu’elle abandonne tels quels attestent de la dislocation de son univers. Le film est un autoportrait sans concession. La cinéaste s’auto-analyse. Des commentaires comme pris sur le vif, attestent de ce combat mené au jour le jour contre la dépression. Le ton oscille entre humour noir et angoisse sans fond. Dans ses divagations, elle affirme être végétalienne, investigue Dieu ou note pince-sans-rire que la seule différence entre les émissions télévisuelles et ses courts métrages DIY est que ces derniers sont sans génériques. On assiste à de singuliers préparatifs de tournage avec divers aliments dont de la nourriture pour chat… Une poétique des objets à la limite de l’abject et qui fait aussi penser à une pratique alchimique ou à des rituels de sorcellerie. Se filmer permet pourtant de prendre de la distance avec sa fragilité psychique, de chercher à juguler les difficultés rencontrées à structurer le quotidien, de pallier un sentiment d’émiettement irréversible de soi et du monde, de tenter de ne plus faire la confusion entre son moi interne et l’extérieur. Le film documente la progression de son mal et les vaines tentatives pour canaliser son rapport au monde. Sa logorrhée se poursuit en évoquant le décès de ses proches qui reviennent la hanter : mère, père, frère…

My trip To Klonowa de Maplo est un travail de found footage qui a pour gageure de n’utiliser qu’un seul plan présentant le vol d’un oiseau. Par l’intermédiaire du montage, celui-ci va être démultiplié afin d’évoquer, malgré les répétitions, un long itinéraire. Les mouvements du volatile se (dé)composent et se (re)composent (jusqu’à l’anamorphose) sous nos yeux. La diffraction des plans induite par la démultiplication des écrans renforce la pugnacité du volatile qui poursuit vaille que vaille sa course semée d’aléas audiovisuels. Le film chante le retour aux origines et plus particulièrement la ville polonaise mentionnée dans le titre du court-métrage d’où la famille de l’artiste est native.

Leaven mélange surimpressions visuelles et récit impressionniste. Maplo y aborde autant la sphère de l’intime qu’un discours sur l’image en tant que telle. L’utilisation délibérée de chimies usées fait se côtoyer images réalistes et silhouettes solarisées ou rougeoyantes dans un même plan. Le film semi-autobiographique évoque le départ de son amante hantée par des visions envahissantes qui incite la narratrice à un voyage tourné vers des contrées (mé)connues : celui de la « vision » cinématographiquement fantasmée de la femme aimée qui vient contaminer ses souvenirs. En découle un voyage intérieur via une apologie littérale des plaisirs solitaires (l’onanisme renvoyant au développement manuel et aux altérations physiques de l’émulsion argentique).

Pionnière du cinéma queer et féministe, Barbara Hammer réalise Dyketactics en 1974. Dans des sous-bois, des femmes dansent telles des nymphes enfin libérées de l’emprise des faunes et autres démons masculins. Sororité et sensualité vont de pair. Puis on assiste à l’étreinte d’un couple. Rythmé par une musique hypnotique et par des surimpressions présentant des corps enlacés, le plaisir charnel y occupe une place centrale. Le film se substitue aux corps (la peau vient du terme pellis, qui a donné celui de pellicule) pour devenir un support aux revendications sexuelles et identitaires de la cinéaste.

Dernier film de la séance, Superdyke, réalisé en 1976, propose à nouveau une relecture féminisante des archétypes. Brandissant des boucliers « Amazon », des t-shirts proclamant « Superdyke » et de faux casques coloniaux détournés par des slogans satyriques, un groupe de lesbiennes fait de son quotidien une lutte féministe. Il ne faut toutefois pas entendre le terme de « lutte » dans une dimension violente, mais plutôt celle d’une évidence, d’un état de fait qui s’affirme et bouscule joyeusement l’espace public. Malgré les désagréments du quotidien tels le mauvais temps ou le fait de s’être cassé une jambe, la danse, les rires et les embrassades sont au rendez-vous. On y mime des Diane archères, casquées ou couronnées de lauriers tournant en autodérision l’esprit de la chasse mythologique. La connivence et le jeu insufflent à un sujet grave un esprit bon enfant. À bord du « Lesbian Express », Hammer présente le collectif comme une force libératrice sans en exclure ni l’humour ni la joie de vivre qui l’accompagnent. Après le « Magical Mystery tour » des Beatles : « Roll up to the Lesbian Express » !

Gabrielle Reiner et Thibaud Leplat

Gabrielle Reiner est plasticienne diplômée de l’ENS d’Arts de Paris- Cergy, membre du Collectif Jeune Cinéma et programmatrice au FCDEP depuis 2007. Elle a notamment dirigé les 10ème et 11ème éditions du Festival et les Séances Régulières.

Thibault Leplat participe à la coordination du Collectif Blast, une structure regroupant et diffusant l’art contemporain à Angers. Il collabore avec le Collectif Jeune Cinéma en tant que programmateur depuis 2018.

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