De l'autre côté du miroir

Focus #7

mer. 9 octobre 201909.10.19
20H00—22H00
5 rue des Ecoles
75005 Paris
Tarif
unique : 5€
Cartes UGC / MK2 et CIP acceptées
Séance précédée d’une performance d’Esmé Planchon à 19:30

Programmé et présenté par Doplgenger (Isidora Ilić et Bosko Prostran)

L’Academic Kino Club a été fondé par des étudiant.e.s de l’Université de Belgrade en 1958. En 1976, celui-ci s’est fait connaître en tant que Academic Film Center (AFC). Il est considéré comme l’un des « clubs » de cinéma les plus importants en Yougoslavie et en Serbie. Jusqu’à récemment, toutes les publications et les historiques du club ont mis en avant les artistes hommes en ayant fait partie, invisibilisant du même coup les femmes réalisatrices de l’AFC qui ont pourtant proposé une esthétique et un imaginaire différent de l’histoire officielle du club.

Yugoslavian Home Movies
Salise Hughes
Serbie
2013
Numérique
12'
Olimp
Smilja Tadić
Yougoslavie
1989
Vidéo numérisée
8'
Putovanje (a journey)
Bojana Vujanović
Yougoslavie
1972
16 mm numérisé
2'
Dogs, Moon River And Baudelaire
Marija Kovačina
Serbie
2018
Numérique
4'
Licna Disciplina
Julijana Terek et Miroslav Bata Petrović
Yougoslavie
1983
16 mm numérisé
30'
Wechselstrom
Nina Kreuzinger
Serbie
2015
Numérique
12'30
Ogledalo
Jelena Bešir
Serbie
2005
Numérique
8'
Sky Lines
Nadine Poulain
Serbie
2014
Numérique
10'

Amateurisme, Kino-club et femmes camarades

Après le Front de libération populaire yougoslave (1941-1945), la pensée des politiques culturelles au sein du socialisme autogéré yougoslave impliquait que la culture devienne le lieu de l’autoréalisation quotidienne de chaque individu et de la société dans son ensemble, avec comme but commun la réalisation du socialisme. L’amateurisme culturel 1 était l’un des moyens recommandés pour accomplir cet objectif. La culture amateure, grâce à l’industrialisation et à la modernisation, trouva sa place dans les maisons de la culture, ainsi que les universités ouvrières ou populaires. La mise en place d’une activité créative culturelle-artistique-amateure abolissait les différences entre les cultures bourgeoises et populaires, entre « grande » culture et culture « de masse », entre travail manuel et intellectuel, entre temps d’exploitation à l’usine et temps libre dans l’espace privé. L’idée d’une « fusion culturelle » selon laquelle le travail, la culture et la société seraient intégrés au socialisme autogéré a guidé les politiques culturelles jusqu’à la fin des années 1980, la fin de l’autogestion et la fin de la République fédérative socialiste de Yougoslavie.

Dans la sphère du cinéma amateur, des efforts furent réalisés pour apporter la culture cinématographique à la plus grande partie de la population possible. « La Technique pour le Peuple », en tant qu’institution d’État, avait établi des centaines de photo / kino clubs (ceux de Zagreb, Belgrade et Split étaient célèbres dès les années 1950), ainsi que des dizaines de festivals et rencontres cinématographiques. Le cinéma amateur avait tout simplement une dimension pédagogique et permettait à qui s’y intéressait de maîtriser les bases des technologies cinématographiques. Le cinéma amateur est aussi à l’origine de l’émergence du « cinéma yougoslave moderne des années 1960 » et la plupart des auteurs de ce qui sera désigné comme « Black Wave » (Dušan Makavejev, Živojin Pavlović, Želimir Žilnik, Kokan Rakonjac, Marko Babac) étaient membres de kino-clubs.

Concernant les rapports de genre, le contexte amateur n’était pas différent des autres sphères sociales. Les données statistiques sur la participation des femmes socialistes à la vie politique et sociale montrent une contradiction entre théorie et pratique. L’égalité des sexes, une partie de l’idéologie socialiste qui fut mise en avant pour inciter les ouvrières à prendre part à la direction des entreprises et de l’État, se confronta en pratique à la résistance venue des préjugés traditionnels et des relations patriarcales. Les données statistiques prouvent l’influence dominante des préjugés de genre qui se reproduisent dans les domaines de la culture, de l’art et des sciences de façon similaire aux autres professions. La stratégie socialiste des politiques émancipatrices et pédagogiques se reflétait dans le fait que les femmes comme les hommes étaient autorisé·e·s à étudier ce qui les intéressait mais, au niveau structurel et des représentations, les femmes étaient idéologiquement et numériquement exclues du monde des cinéastes, scénaristes, producteur.rice.s car ces emplois étaient considérés comme masculins.

1

L'idée d'amateurisme culturel comme « manifestation de la sociabilité » a trouvé son apogée dans le concept de proletkult, une idée développée par Anatoly Lunacharsky et Alexander Bogdanov. Proletkult (culture prolétaire) fut créée en septembre 1917 comme une expérience d'autogestion socio-culturelle. D'après la définition de Bogdanov, l'art est l'une des formes organisationnelles de la nouvelle société, selon que sa fonction n'est pas d'embellir ou de réjouir, mais de produire et construire. Il doit être amateur au sens large et pratiqué dans les Maisons de la culture, comme des lieux de sociabilité.

Corps réduits au silence dans les œuvres des autrices de l'Academic Film Center Belgrade

À l’instant suivant, Alice avait traversé la glace et sauté avec agilité dans le salon du Miroir. La toute première idée qui lui vint, ce fut de regarder s’il y avait du feu dans la cheminée, et elle fut ravie de constater que l’on y entretenait un feu bien réel et tout aussi ardent que celui qu’elle avait laissé dans l’autre salon. « De sorte que j’aurai chaud ici autant que là-bas, se dit Alice : davantage même, puisqu’il n’y aura personne pour me réprimander si je m’approche de la flamme. Oh ! Comme ce sera drôle, lorsque l’on me verra dans la glace et que l’on ne pourra pas venir m’attraper ! »

(Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir)

L’un des ciné-clubs les plus importants en ex-Yougoslavie était l’Academic Kino Club, fondé en 1958, et devenu l’Academic Film Center (AFC) en 1976. L’AFC a laissé sa trace dans la culture du cinéma expérimental en Yougoslavie et en Serbie grâce au travail des artistes qui lui sont associé.e.s. L’appellation « artistes » dans les publications et notes historiques du club a toujours désigné des auteurs masculins. Bien que chaque génération de l’AFC ait connu des femmes camarades comme membres du club, les autrices de l’AFC sont restées inaudibles et invisibles jusqu’à récemment. Ce programme ne présente que quelques unes des autrices qui ont travaillé et produit au sein de l’AFC depuis les années 1960. Dans les notes du Kino Club, on ne trouve rien de plus que des données sur les films. Mis à part le fait que ces films furent réalisés par des femmes, il serait difficile d’associer aux autrices de l’AFC des tendances ou une stratégie féministe.

Néanmoins, tout comme Alice glissant à travers le miroir en réalisant que rien n’est tel qu’il y paraît, plusieurs miroirs dans les films des autrices de l’AFC révèlent des motifs, des thèmes, des traitements artistiques qui pourraient avoir été répétés inconsciemment et transmis à travers les générations, tissant en réseau un monde alternatif. Les films réalisés par les premières autrices témoignent d’esthétiques significatives et d’une inscription forte dans le cinéma de genre qui sont les caractéristiques d’une époque et les tendances artistiques du contexte idéologique et matérialiste mentionné ci-dessus. Ici, l’expérience des femmes est communiquée directement ou indirectement, à l’image de l’appel de Laura Mulvey pour un nouveau cinéma féministe d’avant-garde qui interromprait le plaisir narratif du cinéma classique où les figures de femmes à l’écran ne sont que des objets du désir et du regard masculins. Le corps comme médium artistique dans les films des autrices de l’AFC ne représente pas un plaisir visuel mais une trace idéologique. Du traitement structurel qui anime l’image d’une femme sédentaire dans A Journey de Bojana Vujanović (le même traitement sera répété quarante ans plus tard dans Dogs, Moon river and Baudelaire de Marija Kovačina), en passant par Personal Discipline (réalisé par Miroslav-Bata Petrović & Julijana Terek) avec l’action subversive d’une femme se rasant le crâne et l’exhibant dans les rues ; jusqu’au corps en mouvement collectif dans Yugoslavian Home Movies de Salise Hughes, un corps cinématique qui représente un corps historique en action. Même rétrécis à l’état de poupées (Olimp de Smilja Tadić), d’images publicitaires (Wechselstrom de Nina Kreuzinge), même abstraits (Mirror de Jelena Bešir) ou effacés (Sky Lines de Nadin Poulain), ils racontent des histoires sur le temps et l’espace. L’espace, comme paradigme interprétatif significatif des esthétiques féministes, n’est jamais du domaine privé et chaque film des autrices de l’AFC montre l’interaction complexe entre l’espace et le genre. Dans leur voyage, tous les corps se meuvent en transgressant les frontières entre le privé et le public, l’intérieur et l’extérieur, faisant du royaume du cinéma un espace fondamental dans lequel l’expérience des femmes peut être exprimée. Néanmoins, ce propos n’est exprimé qu’à travers des moyens cinématiques alternatifs, alors que les corps des autrices de l’AFC restent trop silencieux et ne chuchotent que de temps en temps.

Isidora Ilić (Doplgenger)

Doplgenger est un duo d’artistes fondé en 2006 par les deux cinéastes / vidéastes Isidora Ilic et Bosko Prostran, originaires de Belgrade. Leur travail concerne le lien entre l’art et la politique à travers l’étude des différents régimes d’image et leur réception. C’est par la déconstruction du médium filmique, du langage, de la structure et des notions de texte que l’on peut découvrir les façons dont l’art et les images en mouvement peuvent créer une réalité politique.

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