Les Regards dévorants

Focus #11

jeu. 14 octobre 202114.10.21
20H00—22H00
5 rue des Ecoles
75005 Paris
Réservation
Tarif
unique : 5€
Cartes UGC/MK2 et CIP acceptées

Programmé et présenté par What’s Your Flavor?

Aux cinquante années d’existence du CJC se juxtaposent les cinquante ans de la création du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR), qui revendiquait de s’opposer aux regards hostiles d’une homophobie alors institutionnelle, s’engouffrait dans l’exploration des regards dévorants (s’échappant de placards secrets pour assumer leurs désirs voyeurs) et invitait aux hasards des explorations sensuelles, là où les seuls yeux ne suffisent plus à vivre les passions. Plus que de rendre compte d’une époque, ce programme explore  le catalogue du CJC à la recherche de films héritiers de ces points de vue homosexuels et utilisant le regard comme outil de transformation. Toute une histoire qui abreuve le cinéma, ruisselle d’un film à l’autre jusqu’à bien nous rincer l’œil.

Boxing match
Isobel Mendelson
France
1976
Super 8 numérisé
15’
Dans le village
Patricia Godal & Laurence Rebouillon
France
2009
16 mm
6'
Shape Of The Gaze
Maïa Cybelle Carpenter
États-Unis
2000
16 mm
7'
Mâne
Laurence Chanfro
France
2005
Numérique
2’30
Les Garçons de la plage
Louis Dupont
France
2003
Super 8
6’
Blind Porn
Emilie Jouvet
France
2005
Numérique
3’30
Quand la mer débordait
Laurence Rebouillon
France
1996
16 mm
5’
Sur mon cou
Stéphane Marti
France
2009
Super 8 numérisé
4’
Le Troisième œil
André Almuro et Jean-Luc Guionnet
France
1989
Super 8 numérisé
22’
Nu lacté & Kitsch-net
Lionel Soukaz & Xavier Baert
France
2002
Double projection 16 mm
6'30

Les Regards dévorants

Aux cinquante années d’existence du Collectif Jeune Cinéma se juxtaposent les cinquante ans de la création du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, le FHAR, groupe iconique de l’histoire militante française, qui écrivait dans son texte fondateur, Rapport contre la normalité :

« Nous ne sommes rien, soyons tout.
Cette manif du 1er mai, elle a été un début de fête pour nous, les “fléaux sociaux”. Dans ce cortège classique, il y avait une zone libérée : celle du M.L.F. et du F.H.A.R […] on dansait, on s’embrassait, on se caressait, on chantait : “ Les pédés sont dans la rue ! Vive la révolution totale ! ” et les chansons du M.L.F. à l’adresse de ceux qui nous regardaient passer avec sympathie ou avec horreur.1 »

Il semblerait qu’à travers les époques, les cinéastes membres du CJC ont proposé leurs réponses à ces regards —aux regards de sympathie, de désir, d’horreur et de dégoût. À partir de pixels et de pellicule furent créés des mondes s’accordant à leurs désirs pour les substituer au regard de tout.te.s.2 Chacun des films de ce programme a son propre projet de substitution.

L’expérience de la marginalité passe par la confrontation aux regards hostiles, ceux bien installés dans leur normalité et prompts à exprimer leur désappropation sous des sourcils froncés. À ceux-ci, certaines choisissent de répondre avec indifférence et de contrer ces héberluements par un habile jeu de miroir (Dans le village). D’autres capturent cette fusillade du regard et en extraient une capacité à faire vaciller les illusions du genre (The Shape of Gaze). D’autres enfin en explorent la possibilité transformative, où le public d’abord récalcitrant succombe à sa curiosité et rejoint un spectacle de désirs a priori condamné (Boxing Match).

S’il est bien connu que les bonnes manières interdisent de dévi- sager, on peut compter sur le cinéma différent pour s’engouffrer dans l’exploration des regards dévorants. Tour à tour revendiquant les regards furtifs portés sur les corps candides et leurs anatomies improbables (Mâne), ceux plus appuyés se mesurant aux exhibitions de performances masculines (Les Garçons de la plage), ceux qui se dédoublent dans une balle photochimique pour mieux inspecter une nudité offerte (Nu lacté & Kitsch-net) et ceux définitivement voyeurs qui cherchent toute évocation de la sexualité, surtout si elle échappe au cadre (Blind Porn).

Si le cinéma nourrit nos yeux écarquillés de regards mis en scène, il existe aussi des films qui lâchent prise sur sa direction, sur l’action de guider, s’abandonnant aux hasards. Qui offrent le choix entre la puissance des plans d’Un Chant d’amour de Jean Genet (pionnier du cinéma homosexuel français au cœur du catalogue du CJC) et l’attrait d’un corps nu — pris par surprise à regarder l’un lorsqu’on pensait suivre l’autre (Sur mon cou). Qui accueillent les chamboulements démesurés, que l’objet du désir soit absent (Quand la mer débordait) ou omniprésent (Le Troisième Œil), écrivant alors une subjectivité aux multiples paires d’yeux, polyvisuelle, omnisciente.

Si la rencontre sexuelle est une fusion politique des corps, s’armant de nos désirs pour transcender les souffrances, les peurs et les embarras qui nous séparent, que cette orgie des regards en soient les délicieux préliminaires.

— What’s Your Flavor?

1

FHAR, Rapport contre la normalité, 1971.

2

« Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs. » Michel Mourlet cité en ouverture du Mépris de Jean-Luc Godard.

Lettre à André Almuro

Par Jean-Luc Guionnet

À l’occasion d’une projection publique  du Troisième Œil : lettre à André.

André, il y a bien longtemps que je ne t’aies adressé quelques mots écrits. Il va sans dire que ce n’est pas le cas de la parole : non, je ne te fous pas la paix du brave … zéro ! Nul, nada ! Des mots dits, je t’en dédis de nombreux, et souvent tout haut.

La bravoure, s’il y en a une, est sans fin, et elle se refile, elle est virale et traverse les gènes, les mêmes et les amitiés, mais reste secrète pour rester telle. Ruse secrète.

Oui, je te parle, je t’engueule, je te demande aussi quelques aides, et parfois je t’attends… mais voilà : tu réponds, parles, cris, gueules, m’engueules, car tu me dis mots en tête. Et tu m’entêtes aussi parfois. Et tu t’entêtes bien-sûr. Tu commentaires, tu sarcasmes, tu ironies, tu colères, tu harangues, tu tires à vue, et plus souvent encore, tu corps, tu sexes, tu phalus, bref ! tu ne me fous pas la paix non plus.

Entre nous, la mort n’est une paix pour personne. En tout cas pas pour moi, et c’est heureux car c’est comme ça, comme nous avions fini par admettre après quelques années de débat quotidien. C’est donc “comme ça”.

Comme si nous avions remué le palmier outre mesure et que l’arbre avait pris plaisir à cet élastique : il n’a aujourd’hui plus besoin de nous pour danser contre le ciel et me bousculer : non, je ne parlerai pas pour toi.

André, aujourd’hui, nous allons projeter notre troisième œil sur un écran public. Nous allons le faire là tout de suite. Ne suis pas là, le regrette, voilà pourquoi ces mots.

Nous étions fiers de ce Troisième Œil. Deuxième film de nous. Oui, nous étions fiers de ce film. Il venait après un autre qui lui s’appelait Flash, et dont nous étions moins fiers : caméra sur pied, désir comme plaisir dans le paysage, cadrages compliqués, peu de visages, deux bobines entière, une heure de film, un an à monter jusqu’à s’en dégoûter, avec la sensation que nos plans avaient raté l’intensité de la vie, et que le montage n’y changerait rien. Insistance, persévérance, et de nouveau, nombre incalculables d’engueulades collées au plafond, sur l’autel de l’art et de la vérité : “c’est vécu et pourtant l’image ne le montre pas ; mais c’est exactement ce que je te dis, il ne faut pas compter sur l’image, jamais ; mais alors pourquoi filmons-nous ? la preuve, quand on oublie de charger la caméra, ça ne change rien ; non ça ne prouve rien puisque qu’on croit qu’elle est chargée, comment faire … merde, tout cet art nous nuit ; tout cet art m’ennuie, vivons plutôt, etc. Pourtant, la fin de Flash est le véritable début du Troisième Œil, ces quelques minutes finales que l’on a parfois montrées comme un très court métrage autonome : plus de pied, plus d’œilleton, plus de support, seule une caméra portée sans vérification ni cadrage. C’était la mort déclarée de l’œil inquisiteur, la naissance du 3ème ?

Mais on peut le voir autrement : ni l’un, ni l’autre n’avions grand chose à faire de notre anus (c’est comme ça… et ça se voit), nous nous sommes alors inventé un autre œil. Celui-ci, le troisième, qui pourrait être dit la caméra bien-sûr, mais aussi le soleil. Anus, Soleil & Caméra = 3ème Œil ? Ce nouvel œil était une nouvelle sorte de nous  : c’était l’assurance d’une absence d’auteur sinon dual, et dont la camera était peut-être la pointe. Dual, duet, duo et sans fusion, tant et plus, nous avons tourné ces déclinaisons-là. Décliner les 2 en tournant des films, avec la caméra au bout du 3. Oui, 1 + 1 = 3. Alors nous avons lu de la théologie en rigolant beaucoup car nous croyions en cet œil et pas trop en dieu. L’œil du touché, l’œil des sens, la boite noire qui sait tout sans témoin mais. On appelait ça haptique quand on nous demandait.

Il était drôle notre troisième œil, œil commun, anus pour deux, soleil pour tous, tout et rien : nous étions portés sur la caméra. Ça se voit. Faute d’anus sinon de soleil. Déportés. C’était un œil sans témoin. C’était l’œil du vent et de nos gestes. Du soleil aussi. Le soleil pointue de ce champs choisi une fois pour toute sur le causse de Blandas. Acide aussi. Toujours le même endroit, plusieurs années, avec ou sans pellicule.

Et puis, un mois plus tard, ouvrir l’enveloppe du labo contenant les développements en cadeau que ce nous aurait fait à chaque un, et découvrir les images que nous avait tournées.

Pour être franc, tu ne tenais pas souvent la caméra, presque jamais, sauf quand de mon côté il y avait à faire avec les deux mains et encore une fois nous ne voulions plus compter sur les pieds, ni sur les branches, ou sur le vent-même : nous voulions que la lentille s’inverse, que la machine dépasse la protèse et même l’organe, puisqu’elle se retrouvait être la clef d’un nous qui ne serait pas le celui-là sans elle. Le duo nous échappe, il est le véritable nous et “nous” en sommes les sujets presque soumis, malgré de régulières rebellions de part et d’autres, parfois même commune, c’est un comble : nous nous rebellions ensemble contre ce nous qui nous semblait bien souvent autoritaire. Nous avons fini par appeler dual ce nous. Et sa fonction. Nous lui cachions même, de concert, quelques incartades, comme d’aller manger chez le chinois de Charles Michel, un jour ou les gens ont autre chose à faire, comme noël, jour de l’an, et quelques autres.

Bref, vous comprendrez ma surprise répétée quand je vois que ce film, et même ces films, car il y en a eu d’autres ensuite, sont projetés sous le seul nom d’André, et ce malgré quelques remarques faite ça et là par moi à telle ou telle occasion. “Le Levé des Corps”, “Corps Intérieur”, …

On s’est l’un l’autre tout piqué, toi mes rumeurs, mon report et mon dual, moi ta foudre, ta distance et ton désir comme plaisir à moins que ce ne soit l’inverse : alors ! qu’on ne nous chaparde pas en douce notre 2, au nom de je ne sais quel putain de 1, ou salop de sens commun, ce dual fait film que le Troisième Œil et quelques autres incarnent tant !

Bref. Ce n’est pas une revendication, c’est bien plus ! Car, si l’on regardait vraiment, cela pourrait être un simple constat. Je crois sincèrement que, si jamais ils parlaient, ces films parleraient de cela, exactement, de ce dual qui nous était devenu cher, et qui nous tourmentait. Ces films, que nous avons présentés ensemble plusieurs fois, tournent autour et dans cela, ce qui n’est pas le cas avec d’autres films d’André. Avec Flash et le Troisième Œil, nous avons inauguré une manière de faire qui nous est restée ensuite : André, j’en est la forte impression, et moi j’en suis sûr, toujours aujourd’hui — avec le triste avantage d’être là pour en parler…

En 1948 tu as écrit ça (tiré de “Poèmes”) :

“seul de toi”
et puis
“enferme-moi
referme-toi
partir
notre seul
tout”

Salut A.A. (j’ai bientôt l’âge que tu avais quand on s’est rencontré)

Jean-Luc

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