« Le piratage n’est donc pas propre à l’informatique, il existe partout où il y a des règles. Pour pirater un système, il faut mieux connaître ses règles que ceux qui les ont définies ou les appliquent, et exploiter la distance fragile qui sépare le projet initial de la façon dont il fonctionne réellement ou peut être mis en œuvre. En tirant parti de ces utilisations involontaires, les hackers contreviennent moins aux règles en vigueur qu’ils ne les discréditent. » — Edward Snowden, Permanent Record, 2019
Depuis 1990, dans le champ des arts filmiques, un soulèvement artistique s’est produit pour battre l’audiovisuel numérique sur son propre terrain : le signal. Ce dernier est l’essence même du son et de l’image numériques : de l’information codée, matérielle et invisible à l’œil nu — électrique, électronique ou électromagnétique — circulant à travers le hardware de l’âge du Web (caméra, ordinateurs, fibres optiques, serveurs, écrans, projecteurs, haut-parleurs, antennes, ballons et drones stratosphériques, plateformes haute altitude, satellites, etc.), et saturant d’ondes l’espace de nos existences comme l’atmosphère terrestre. Le traitement du signal est l’ensemble des méthodes algorithmiques qui permet de codifier, transmettre et d’interpréter les signaux porteurs d’information. Son accès, d’une importance capitale, fait l’objet d’une spoliation. Ainsi, certain.e.s artistes sont-ils sensibilisé.e.s au paradoxe mutilant suivant : d’un côté les outils numériques professionnels et grand public sont construits comme des « boîtes noires » — des systèmes fermés dont le fonctionnement sophistiqué interne est tenu secret — au cœur desquelles le traitement du signal est soigneusement rendu opaque et inaccessible. De l’autre, les entreprises privées et les services d’intelligence des gouvernements disposent d’une puissance technologique évolutive d’interception et d’investigation des signaux pour mener leurs opérations de surveillance et de profilage à l’échelle planétaire. Comment, dans ces conditions, développer une recherche artistique libre, sensible et exigeante ? Cette séance propose de dégager quelques lignes de force d’un courant spontané et collectif de cinéastes du monde entier, qui, récusant cette asymétrie des moyens, découvre les opérations internes des machines, apprend leur langage et enrichit un arsenal technique capable de s’emparer du signal filmique.
Les supports technologiques, traditionnellement analysés selon leurs spécificités intrinsèques, convergent. En effet, inventeur.ice.s, ingénieur.e.s et scientifiques conçoivent le fonctionnement des dispositifs d’obtention et de diffusion des images et des sons selon les mêmes grandes opérations depuis 150 ans et assimilables à ce que nous nommons la computation du signal : d’abord, la détection des ondes lumineuses et sonores et leur conversion en signal ; ensuite, la codification du signal ; enfin, la reconstruction du signal en lumière visible et son audible pour le spectateur. Le signal filmique permet de penser ensemble les supports audiovisuels (optique, argentique, vidéographique, numérique) dans leur continuité et simultanéité. Ainsi, rétrospectivement, et depuis le numérique, les technologies filmiques peuvent-elles être réinscrites dans l’histoire des télécommunications. Le signal filmique, hautement normalisé, véhicule une idéologie techniciste. À la computation du signal, les artistes opposent une intelligence du signal qui procède simultanément à une critique de la technologie programmante qui vise aux libérations du code et des normes de visualité, autrement dit, des plasticités du signal.
Les trois grands domaines d’investigation du signal peuvent être nommés : augmenter la détection (pour l’améliorer et l’amplifier), hacker la codification (pour lutter contre les conceptions que les industries techniques se font du traitement du signal), recoder la reconstruction (afin de la complexifier).
L’intelligence du signal développée par les artistes, traversant toute l’histoire des arts filmiques, dénote un enjeu à la fois technique, éthique, politique et esthétique. L’intelligence du signal mène à l’appropriation créative des technologies, condition d’une émancipation artistique possible.
— Bidhan Jacobs