Débuté cinq années avant sa disparition, son dernier film Pinochet Porn (2008-2016) représente sans doute son projet le plus ambitieux. Décrit par l’artiste elle-même comme un soap opéra, ce long-métrage expérimental tourné en grande partie en Super 8 avec la complicité de l’artiste John Brattin derrière la caméra constitue une méditation tout aussi désenchantée que camp sur la vie sous la dictature chilienne d’Augusto Pinochet dans les années 1970. Convoquant une hétérogénéité des sources propre à sa pratique artistique, ce conte de fées décadent et violent confronte l’esthétique flamboyante et fragile du support argentique, aux images d’archives vidéo détournées et aux séquences d’animation numérique.
Adaptée de la série Circus Lives From Hell, 82 dessins que Cantor finalise en 2005, le scénario du film s’apparente à un assemblage narratif complexe et dense à travers lequel Cantor entremêle, pour mieux les observer et les déconstruire, les structures symboliques et autoritaires du pouvoir, dans le cas présent celles d’un état fasciste soutenu par les États-Unis, et leurs conséquences multiples dans la construction des identités personnelles et collectives. Divisée en cinq chapitres, chacun d’entre eux renvoyant à un personnage distinct au moment de leur transition de l’enfance à l’âge adulte, cette chronique tragi-comique du XX ème siècle dépeint l’apprentissage de l’expérience au monde d’une génération conditionnée par le traumatisme et la violence. « Il y a un sens en tant qu’adulte, pourquoi cela se produit-il ? Il n’y a aucun moyen de s’en sortir — partout autour de vous, il y a une violence perpétuelle, et c’est aussi sur le plan personnel. Tout en conservant cette vision avec laquelle vous grandissez en tant qu’enfant — qu’il y ait de la bonté, de l’honneur, de l’amour — comment réconciliez-vous tout cela ? » 1 s’interroge Ellen Cantor. Alors qu’à l’écran ses personnages — en particulier Paloma et Pipa, les deux filles jumelles du dictateur chilien — se construisent socialement et affectivement, le récit finit par produire des connexions politiques et historiques radicales pour culminer avec l’effondrement du World Trade Center le 11 septembre 2001, climax — ou simple fatalité, à l’instar de cette dernière adresse du film aux spectateurs : « Is Tragedy a choice? »
« Conteuse postmoderne, qui utilise l’ironie pour déstabiliser les récits d’amour et d’innocence et pour se délecter de leur possibilité utopique » 2 , Ellen Cantor a fait des stratégies d’appropriation et de remontage l’une des caractéristiques fondamentales de son œuvre. Avec ce dernier projet épique elle marque toutefois une rupture profonde dans son travail. « En me promenant dans Ténériffe avec un masque de clown dessiné à la main, presque folle de chagrin, je me suis rendu compte que je ne pouvais plus puiser mon inspiration dans l’amour en toute sécurité. Pendant sept ans, l’amour a été ma muse » 3 explique l’artiste alors que le tournage a débuté depuis une année. Finalisé de manière posthume selon des instructions laissées à ses proches collaborateurs, Pinochet Porn est ainsi à comprendre comme le « document d’un milieu, mais aussi en tant que témoignage d’une tentative d’accomplir quelque chose » 4 collectivement, de faire de l’expérience d’un projet de film le lieu possible d’une nouvelle communauté utopique.
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Jonathan Pouthier