Le cinéma recèle de fantastiques expériences lorsque l’on ose sortir des chantiers battus de la production classique de faire et de réaliser des films. Fraîchement sorti des eaux de sa conception, Les Eaux profondes est un documentaire expérimental, un essai et avant toute chose une œuvre de cinéma. Alice Heit, réalisatrice de ce moyen métrage, mène une patiente investigation sur un phénomène proprement féminin encore peu audible et que certains associent à une identité spécifique : la femme fontaine. Cette recherche la conduit à recueillir les témoignages de nombreuses femmes, qui deviennent alors les conteuses d’une histoire qui relie chacun de nous à la nuit des temps. Du singulier à l’universel, l’art du récit se tisse ici patiemment, comme les fils d’une longue tapisserie contenant un bout d’histoire de l’humanité. Et peu à peu nous découvrons le tissage qui prend forme sous nos yeux : une invitation à revisiter le plaisir féminin sous un nouvel angle.
L’aptitude à libérer des eaux au moment du plaisir sexuel n’est plus ici une rareté singulière mais une capacité que possède chaque corps de femme. On la retrouve de manière sous-jacente, dans la représentation des divinités, sources de fertilité dans les civilisations anciennes où le féminin était respecté et vénéré…
Mais le parcours est loin d’être sans difficultés, comme l’exprime bien en voix off une femme témoignant au micro d’Alice Heit, car chaque individu est relié à l’histoire transgénérationnelle d’une lignée de femmes violées, et aucune lignée n’est indemne de l’ordre patriarcal du monde dans lequel nous baignons. Cependant, chaque individu est également en mesure de guérir de ses blessures… et s’ouvre alors un chemin de réconciliation de la femme avec elle-même, corps et âme…
Les Eaux profondes d’Alice Heit est aussi une invitation concrète : celle faite aux femmes de connaître intimement leur corps pour mieux se reconnecter à lui, et par là même, à leur source intérieure.
Cette démarche d’« empowerment » au féminin, trouve aussi son reflet dans le choix fait par la cinéaste d’une réappropriation des moyens de production à tous les niveaux de la réalisation du film, tourné en Super 8, développé à la main, autofinancé (financement participatif)… tout en intégrant une dimension collective, invitant de nombreuses femmes à expérimenter, à s’exprimer, à trouver du plaisir à faire et à être, au sein de cet espace.
Le Super 8 permet de donner naissance à une image sur le support hypersensible de la pellicule, granuleuse, vibrante, se rapprochant de l’aspect tactile de la peau… La nudité des corps et encore moins leur diversité féminine n’ont plus rien de tabou. La cinéaste les filme avec complicité et sororité. Par petites touches, nous faisons l’expérience d’une sérénité intérieure, intime, au temps présent.
Alice Heit renoue ainsi avec toute une histoire de l’indépendance au cinéma qui a pris la forme de l’expérimental avec des personnalités comme celles de Germaine Dulac et Maya Deren, ou encore plus récemment Marie Losier. Elle explore toutes les dimensions que le cinéma artisanal lui laisse à portée de main pour créer en connexion étroite avec les éléments qu’elle convoque, comme les corps filmés, qui parlent d’eux-mêmes.
L’animation en stop motion dans Les Eaux profondes convoque, elle aussi, la joie de l’expérience des corps féminins en dehors des tabous puritains, pour révéler leur magie intérieure… Alice Heit fait revivre des déesses antiques après les avoir sculptées et nourries de ses réflexions. La bande-son leur insuffle la vie. Dès lors, l’association de ces représentations divines avec le corps des femmes contemporaines filmées en Super 8 réactualise la force intrinsèque et multiséculaire du féminin.
En 1866, Gustave Courbet peignait L’Origine du monde. En 2019, Alice Heit revisite le thème, avec une analyse inédite de la beauté du pouvoir féminin, d’offrir la vie tout autant que le plaisir de la vie, de la même manière que ce que représente l’eau, source de vie et de plaisir.
—
Cédric Lépine
(texte repris du blog de Cédric Lépine, accessible à cette adresse www.blogs.mediapart.fr/cedric-lepine /blog)