Les films des fondateurs du Collectif Jeune Cinéma, Marcel Mazé, Noël Burch, Raphaël Bassan, Yves-André Delubac, Luc Moullet, côtoient ceux de personnalités qui se sont investies dans la création du CJC comme Marguerite Duras. Ceux qui ont accompagné de leurs écrits son développement, notamment Dominique Noguez, ou bien qui sont toujours présents aujourd’hui, ainsi Anielle Weinberger qui a retrouvé une copie du Chant des signes d’Yves-André Delubac. L’enjeu de leurs films se situait dans une tradition française post-Nouvelle Vague qui visait à essayer de (dé) construire un « film autrement », oscillant entre l’autobiographie, la fiction et la mise à l’épreuve du cinéma. Même si tous les films n’ont pas été conçus lors de la naissance du CJC, ils portent, en eux, quelque chose de ce qui caractérisait le cinéma indépendant d’alors : comment concevoir un film autrement, par sa durée, par la forme du récit, du montage, par la puissance ou l’absence de la parole.
Deux grands axes s’entrecroisent : celui qui a maille à partir avec la mémoire, toutes les mémoires (Le Litre de lait, Luc Moullet), Una Vita (Dominique Noguez) et Césarée (Marguerite Duras). La mémoire convoquée est personnelle, liée au cinéaste, ainsi chez Moullet et Noguez, même si le premier utilise, comme à son habitude, une fiction décalée et pince-sans-rire et le second un montage de photos de lui courant de l’enfance à la maturité. Mais Moullet évoque aussi sa jeunesse, à travers une aventure qui l’a perturbé et qu’il a tenue secrète jusqu’à la mort de sa mère : comment son alter ego adolescent se rendra-t-il, dans la fiction, chez la commerçante dont le mari fricotait avec sa maman ? Quant à Duras, elle déploie une mise en abyme de la mémoire historique : celle des statues de la fin des années 70, filmées à Paris, certaines en rénovation, dont les images font écho à la voix off de la cinéaste évoquant le souvenir de Bérénice, la reine des Juifs, chassée jadis par Titus. Et la mémoire d’un Paris 1979, déjà une archive en soi.
L’autre grand axe, particulièrement prégnant à l’époque, visait à dire, à décrire, à démonter ou remonter les mécanismes de la création cinématographique. Raphaël Bassan évoque une journée de tournage, les essais peuvent être pris pour une fiction minimale. L’actrice qui se maquille longuement : fiction ou prêt-à-tourner ? (Prétextes). Marcel Mazé, contrairement aux autres cinéastes, met en évidence un seul paramètre : le questionnement de la profondeur de champ par le moyen de la technique de la mise au point de l’objectif. De ses personnages en quête de mise au point, le spectateur ne manque pas d’y chercher le livre de Woody Allen lu par une des actantes (Focalises).
Le film le plus radical dans cette catégorie est Le Chant des signes d’Yves-André Delubac — spécialement restauré pour cette séance — qui fait surgir, de la parole même, mais avec difficulté et après de longs plans noirs, une image qui réapparait et se démultiplie. Ce court métrage qui utilise au maximum l’écran noir pourrait passer pour un film expérimental, mais ne l’est pas au sens qu’on lui donne. C’est un « travail théorique et rhétorique » sur le difficile accouchement d’une image qui s’extrait du noir. Rien à voir avec Kubelka ou Frampton. C’est un film directement issu de ce qu’on pouvait lire dans Cinéthique ou les Cahiers de l’époque. Cette apparition de l’image est comme une césarienne issue du texte.
Dans Jemina, fille des montagnes, Anielle Weinberger donne à voir le cinéma comme une grande illusion : du cliché littéraire de F. Scott Fitzgerald à l’illusoire féminité de la femme-star hollywoodienne. Alternant le noir et blanc et la couleur, se jouant de la bande son et des images ou truquant par un tour de passe-passe les travellings par des panoramiques bluffants. Une dé-construction/reconstruction ludique.
Si les films de Duras, Delubac, Moullet et Weinberger sont des films dans lesquels la parole (celle de l’artiste en voix-off) est prépondérante et crée le sens, les films de Bassan, Noguez, Mazé sont dénués de paroles, mais sont conçus « musicalement », celui de Mazé est même muet. Noviciat de Noël Burch est un film parlant (comme celui de Moullet quoique très différent), le plus ancien et le plus sophistiqué de cette séance. C’est un conte SM qui est également un film d’apprentissage dont l’anti-héros — André S. Labarthe — est un homme du regard, futur responsable de la série « Cinéastes de notre temps ».
— Raphaël Bassan et Annielle Weinberger